cRItiques

A quoi bon la théoRIe, me demandent volontiers les étudiants, sinon certains collègues …? Ni à prédire, ni à prescrire, objectifs illusoires en sciences sociales, mais plus modestement à être moins bête, c’est-à-dire à identifier et comprendre de façon cRItique, au sens étymologique ce ce terme, ce qui se passe dans le monde.
Inutile de chercher quelle théoRIe a ma préférence : « tout est bon » disait Paul Feyerabend, anarchiste de la connaissance ! En revanche, il est utile de commencer tout en bas, les analyses s’ajoutant au fur et à mesure de l’actualité, avec donc la plus récente en tête – tout de suite ci-après.

Guerre en Ukraine – 6 : Et le gagnant sera …

0701089898517-web-teteOsons une prédiction au sujet de la guerre en cours – qui va la gagner : la Russie ou l’Ukraine (et les puissances occidentales qui la soutiennent) ?
Qu’elles soient – ou aient été jusqu’à peu … – admiratrices des mâles vertus de la Russie poutinienne portant haut les valeurs de l’ordre que nos vieilles démocraties feraient mieux de faire leurs, ou qu’elles craignent à l’inverse le déclin des démocraties occidentales d’autant plus menacées par les régimes autoritaires qu’elles sont minées par leurs propres populistes, de nombreuses voix pronostiquent la victoire de la Russie, qu’elles la souhaitent donc ou qu’elles la craignent. On assiste ainsi à un remake du Comment les démocraties finissent qui, publié en 1983, et donc conçu au moment de la crise des euromissiles, annonçait l’inéluctable défaite des démocraties occidentales incapables de résister à l’irréversible expansionnisme totalitaire soviétique –  six années avant  la chute du Mur de Berlin !
Autrement dit, on ne prend pas beaucoup de risques à prévoir la victoire de l’Ukraine et de ses alliés – sauf (improbable) hiver nucléaire pour cause de recours aux armes éponymes. Et on n’a pas, à vrai dire, beaucoup de mérite ce faisant, tant la littérature savante montre que dans leurs confrontations défensives avec les autocraties, les démocraties l’emportent assez systématiquement. Pourquoi ?
Pour deux ensembles de raisons. Tout d’abord parce que leurs citoyens se battent pour la liberté. Ensuite parce qu’elles s’unissent et sont ainsi plus fortes – d’autant qu’elles sont plus riches.
Première raison: les démocraties l’emportent parce que leurs citoyens se battent pour la liberté. Cette hypothèse, mise en avant dès l’Antiquité grecque par Hérodote – « aussi longtemps que les Athéniens étaient gouvernés par des tyrans, ils n’étaient pas de meilleurs combattants que leurs voisins, mais une fois débarrassés de la tyrannie, ils devinrent les meilleurs de tous. … Dans la servitude, ils refusaient de manifester leur valeur puisqu’ils peinaient pour un maître, tandis que, libres, chacun dans son propre intérêt collaborait de toutes ses forces au triomphe d’une entreprise » – est avancée notamment par Alexis de Tocqueville, dont on cite volontiers que « c’est dans la direction des intérêts extérieurs de la société que les gouvernements démocratiques me paraissent décidément inférieurs aux autres. … La politique extérieure n’exige presque aucune des qualités qui sont propres à la démocratie, et commande au contraire le développement de presque toutes celles qui lui manquent. … La démocratie ne saurait que difficilement coordonner les détails d’une grande entreprise, s’arrêter à un dessein et le suivre ensuite obstinément à travers les obstacles. Elle est peu capable de combiner des mesures en secret et d’attendre patiemment leur résultat. Ce sont là des qualités qui appartiennent plus particulièrement à un homme ou à une aristocratie ».
Quiconque s’arrête à cet extrait voit en effet sa crainte de – ou son penchant pour – Poutine confirmés. Pourtant quelques pages plus loin, Tocqueville arrive à la conclusion inverse : dans une démocratie, écrit-il, « le nombre toujours croissant des propriétaires amis de la paix, le développement de la richesse mobilière, que la guerre dévore si rapidement, cette mansuétude des mœurs, cette mollesse de cœur, cette disposition à la pitié que l’égalité inspire, cette froideur de raison qui rend peu sensible aux poétiques et violentes émotions qui naissent parmi les armes, toutes ces causes s’unissent pour éteindre l’esprit militaire. … Je pense donc qu’un peuple démocratique qui entreprend une guerre après une longue paix risque beaucoup plus qu’un autre d’être vaincu ; mais il ne doit pas se laisser aisément abattre par les revers, car les chances de son armée s’accroissent par la durée même de la guerre. Lorsque la guerre, en se prolongeant, a enfin arraché tous les citoyens à leurs travaux paisibles et fait échouer leurs petites entreprises, il arrive que les mêmes passions qui leur faisaient attacher tant de prix à la paix se tournent vers les armes. La guerre, après avoir détruit toutes les industries, devient elle-même la grande et unique industrie, et c’est vers elle seule que se dirigent alors de toutes parts les ardents et ambitieux désirs que l’égalité a fait naître. C’est pourquoi ces mêmes nations démocratiques qu’on a tant de peine à entraîner sur les champs de bataille y font quelquefois des choses prodigieuses, quand on est enfin parvenu à leur mettre les armes à la main. … Une longue guerre produit sur une armée démocratique ce qu’une révolution produit sur le peuple lui-même. Elle brise les règles et fait surgir tous les hommes extraordinaires. … Ainsi, tandis que l’intérêt et les goûts écartent de la guerre les citoyens d’une démocratie, les habitudes de leur âme les préparent à la bien faire ; ils deviennent aisément de bons soldats, dès qu’on a pu les arracher à leurs affaires et à leur bien-être. Si la paix est particulièrement nuisible aux armées démocratiques, la guerre leur assure donc des avantages que les autres armées n’ont jamais ; et ces avantages, bien que peu sensibles d’abord, ne peuvent manquer, à la longue, de leur donner la victoire. Un peuple aristocratique qui, luttant contre une nation démocratique, ne réussit pas à la ruiner dès les premières campagnes, risque toujours beaucoup d’être vaincu par elle ».
Parions que Tocqueville aurait reconnu en Zelensky un homme extraordinaire.
Depuis, Victor D. Hanson a analysé les 9 batailles, parmi lesquelles Salamine, Poitiers, Lépante, Midway, dont il dit qu’elles ont donné naissance à la prééminence des puissances occidentales successives. Si ces batailles ont été gagnées, c’est parce que « l’organisation, la discipline, le moral, le sens de l’initiative, la souplesse et le commandement, donnèrent des avantages aux Occidentaux. Les armées occidentales se battent souvent avec et pour une conception juridique de la liberté. Elles sont souvent le produit du militarisme civique ou de gouvernements constitutionnels et sont donc placées sous la surveillance d’entités étrangères à la religion ou à l’armée. … Elles attachent un grand prix à l’individualisme et les critiques ou les plaintes des civils auxquels elles sont souvent exposées sont de nature non pas à éroder, mais à améliorer leur capacité à faire la guerre ».
La réponse à la question de savoir si l’Ukraine fait partie de l’Occident ne va certes pas de soi – mais relativement à la Russie, et en tout cas aux élites politiques et économiques de cette dernière, elle ne fait guère de doute.
Enfin, statistiques à l’appui, Dan Reiter & Allan Stam ont montré que « depuis 1815, les démocraties ont gagné trois quarts des guerres auxquelles elles ont participé », non seulement celles qu’elles choisissent de mener, mais aussi celles qu’elles subissent – ce qui est le cas en Ukraine. Et dans leur enquête sur le terrain, incluant des interviews de soldats engagés dans des batailles contemporaines, et un travail sur archives (lettres envoyées depuis le front, mémoires, etc.) pour ce qui est des guerres du passé, ils montrent que les armées démocratiques sont supérieures grâce à leur plus grand professionnalisme d’un côté – les armées démocratiques sont mieux dirigées car elles ont à leur tête des officiers nommés pour leurs compétences et non pas pour leur proximité politique, et grâce à la liberté individuelle de leurs soldats l’autre – les droits de l’homme qui prévalent dans une société démocratique en temps de paix s’appliquent au sein de l’armée sur le terrain de bataille et s’y traduisent par un plus grand esprit d’initiative à la fois des officiers et des troupes.
Pour ce qui est des guerres défensives qu’ont eu à mener les démocraties, même un réaliste comme Michael Desch est d’accord pour dire que les démocraties l’emportent – tout simplement parce que c’est la condition de leur survie : étudiant les guerres d’Israël contre des États arabes de 1948 à 1973, il souligne que « les soldats israéliens n’avaient d’autre choix que de se battre avec succès ou de mourir. Nasser n’était-il pas un nouvel Hitler ? Un autre Holocauste ne les attendait-il pas en cas de défaite ? Ainsi motivés, les Israéliens se sont battus comme des diables : ils n’avaient pas le choix s’ils voulaient survivre ».
Remplaçons Israéliens par Ukrainiens, et nous connaissons le résultat de la guerre russo-ukrainienne.
D’autant que – 2e raison d’ensemble, en cas d’élargissement du conflit armé – les démocraties, plus riches, sont d’autant plus fortes qu’elles s’unissent. Plus riches, les démocraties occidentales le sont : le PIB de la Russie était, avant les sanctions économiques qu’elle subit depuis le 24 février, inférieur à celui de l’Italie ou du Canada, soit au-delà du 10e rang mondial, et le pourcentage que représentent ses dépenses militaires – autour de 4% de son PIB, donc supérieur à toutes les autres puissances – est un indicateur de faiblesse, de ce qu’elle est – et a été – une puissance pauvre, pour reprendre l’expression de Georges Sokoloff : à long terme, un appareil militaire excessif sur une base économique faible finit par révéler le géant sur pieds d’argile qu’est une telle puissance, ce qui est d’ailleurs arrivé à la Russie tsariste en 1914 et à la Russie soviétique en 1989.
Par ailleurs, les démocraties s’unissent – ce qui n’est pas le cas des puissances non-démocratiques, même si des intérêts momentanément convergents peuvent les faire se rapprocher: non seulement elles sont alliées, mais elles sont amies, au sens fort d’Alexander Wendt, c’est-à-dire qu’elles forment à la fois une communauté de sécurité (elles résolvent leurs conflits par des moyens pacifiques) et un système de sécurité collective (elles s’entraident lorsque l’une d’entre elles fait l’objet d’une attaque). Là encore, les réalistes sont d’accord, même si de nouveau ils proposent une autre explication : les démocraties se rallient à la plus forte d’entre elles, comme en ont en effet bénéficié tant le Royaume-Uni au 19e siècle et lors des deux guerres mondiale, et les USA depuis 1945.
L’histoire corrobore cette analyse, comme le montre Matthew Kroenig, depuis les cités-États grecs confrontés à l’empire perse jusqu’à la Guerre froide avec l’OTAN opposée à l’URRS, en passant par la République romaine face à Carthage, Venise face à Byzance, les Pays Bas opposés à l’Espagne, la Grande Bretagne confrontée à la France de Napoléon, la Grande Bretagne et les États-Unis défiées par l’Allemagne impériale puis nazie, ainsi que par le Japon impérial.
Seule infirmation empirique : Athènes, cité démocratique, défaite par Sparte, cité aristocratique. C’est un peu l’exception qui confirme la règle … – quoiqu’Athènes ait été à l’origine indirecte de la guerre du Péloponnèse du fait de son expansionnisme, comme le montre Thucydide. Ce qui, justement, n’est pas le cas de l’Ukraine.

Guerre en Ukraine – 5 : L’arme nucléaire, accélérateur de guerres conventionnelles ?

be178a7eedc8fb8994711b5bfb89d459b394dbaef630a0bc9d6fd1918c67050aDepuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’ombre du nucléaire – de l’arme nucléaire, sans parler des risques liés au nucléaire civil au vu du nombre relativement élevé de centrales nucléaires en Ukraine – plane sur cette guerre, et les craintes d’une éventuelle guerre nucléaire ont été ravivées par Vladimir Poutine demandant à son armée de « mettre les forces de dissuasion en régime spécial d’alerte au combat ». Comment expliquer ces craintes alors que « l’arme absolue », pour reprendre Bernard Brodie, une fois ses effets meurtriers inédits connus après Hiroshima et Nagasaki et une fois le monopole américain terminé, est conçue comme arme de dissuasion et non d’emploi, tant  son emploi en premier contre un adversaire provoquerait une riposte du même calibre de ce dernier et entraînerait donc le suicide des deux – sinon la fin de toute vie sur terre ?  Pourquoi ces craintes quand on sait que l’arme nucléaire est considérée par de nombreux théoriciens et historiens, de Kenneth Waltz à John L. Gaddis, comme LE facteur expliquant la stabilité de la guerre froide qui, ipso facto, aurait été une « longue paix » ?
Un premier point à prendre en compte est le fait que l’arme nucléaire n’est pas en tant que telle facteur de paix. Certes, elle stabilise les relations entre puissances nucléaires ne serait-ce qu’en confrontant leurs leaders à leur propre mort en cas d’escalade nucléaire : d’après Nina Tannenwald, il y a une espèce de tabou nucléaire partagé entre puissances nucléaires, du moins entre les 5 puissances officielles à l’origine du Traité de non-prolifération nucléaire. Mais croire que les armes nucléaires dissuadent les conflits armés à tous les niveaux revient à « croire en la magie », comme l’affirment Ken Organski & Jacek Kugler, tant la stabilité nucléaire n’empêche nullement la guerre conventionnelle, et ce à cause de ce que Glenn Snyder a appelé dès les années soixante le paradoxe nucléaire ou paradoxe de la stabilité-instabilité. Prenons deux États nucléaires, A et B: A a une doctrine de non-emploi en premier de l’arme nucléaire, et idem pour B; A sait que B a partage la doctrine de dissuasion, et idem pour au sujet de A. Ils peuvent donc arriver chacun de leur côté à la conclusion logique suivante: je peux lancer une guerre infra-nucléaire car mon adversaire n’ira pas jusqu’à l’escalade nucléaire. Autrement dit, loin de garantir le non-recours à la force infra-nucléaire pour cause d’incertitude quant aux risques d’escalade nucléaire, la possession de l’arme nucléaire autorise le recours à la guerre infra-nucléaire pour cause de certitude de non-recours au nucléaire synonyme de suicide généralisé.
On n’en est pas là dans notre cas d’espèce : les risques d’une confrontation directe entre Russie et USA et OTAN sont minimes, et les Occidentaux ont clairement indiqué qu’aucun de leur soldat n’interviendrait, de même qu’ils ont rejeté la demande ukrainienne de bénéficier d’une protection aérienne prise en charge par leurs avions de combat.
Mais peut-être que, justement, la décision occidentale de rester à l’écart de toute intervention directe dans cette guerre est la conséquence de la perception d’un risque d’escalade nucléaire dont Poutine tire profit. La dissuasion nucléaire est en effet susceptible d’être efficace non seulement à titre dissuasif mais aussi à titre coercitif, non seulement de manière défensive mais aussi de manière offensive : c’est ce qui a été appelé la sanctuarisation agressive. Concrètement : si la Russie peut se permettre de mener une guerre offensive conventionnelle contre l’Ukraine, qui n’est pas une puissance nucléaire – elle a, tout comme le Belarus et le Kazakhstan, légué les armes nucléaires déployés sur son territoire à la Russie au moment de l’implosion de la Russie, dans le cadre de l’accord d’ensemble post-guerre froide dans lequel la Russie s’était d’ailleurs engagée à … respecter l’intégrité et l’indépendance de l’Ukraine – et qui n’est pas alliée d’une puissance nucléaire rivale – en l’occurrence les USA, c’est parce que la Russie, en tant que puissance nucléaire, jouit de la protection, et même de impunité, que lui confère son statut de  puissance détentrice de l’arme nucléaire: personne n’osera l’empêcher d’obtenir par la force ce qu’elle cherche en envahissant l’Ukraine.
En conclusion, on est donc tenté de dire que l’arme nucléaire in fine rend indirectement possibles les guerres non-nucléaires, et plutôt deux fois qu’une. Plus généralement, la technologie ne détermine pas la politique: comme l’a montré Keir Lieber, les acteurs politiques, loin de subir la technologie, l’utilisent – ou la détournent – à leurs fins.

Guerre en Ukraine – 4 : Les trois images, ou niveaux d’analyse, du pourquoi du comment

5c6e90a_114533779-web-live-0922-avancee-russe-ukraine-0203-2À écouter les commentaires sur les raisons à l’origine de la guerre russe en Ukraine, celle-ci serait imputable, pêle-mêle et/ou selon les commentateurs, à Poutine lui-même qui aurait progressivement perdu tout contact avec la réalité comme l’a diagnostiqué Angela Merkel dès 2014, à la nature autocratique de la Russie qui ne saurait supporter que dans son étranger proche des peuples puissent chérir la liberté et la démocratie, aux objectifs de sécurité que rechercherait la Russie face à l’expansion de l’OTAN et à laquelle elle ne peut elle-même répondre que par ce qui a été appelé l’impérialisme défensif russe.
Inconsciemment, ces différentes explications renvoient à ce que Kenneth Waltz a, dès 1959, appelé les 3 images au niveau desquelles peuvent être situées les causes des guerres : au niveau de la 1e image, la guerre est due à la nature humaine en général, et à la personnalité des hommes d’État en particulier, à leur visions, convictions, perceptions ; au niveau de la 2e image, la tendance à lancer des guerres renvoie aux régimes des États, selon que ce sont des démocraties, des autocraties, des dictatures militaires, des régimes totalitaires ; et au niveau de la 3e image, les causes d’une guerre sont à chercher au sein du système international, c’est-à-dire sont fonction du nombre de grandes puissances et de la configuration du rapport des forces entre elles.
La typologie de Waltz peut être appliquée pour rendre compte par exemple de la 2nde guerre mondiale – qui peut être attribuée à la personnalité de Hitler, au régime totalitaire de l’Allemagne nazie, à la multipolarité du système de l’entre-deux guerres ; ou bien pour expliquer les origines de la guerre froide – Staline vs. Churchill et Truman, totalitarisme soviétique vs. libéralisme occidental, rivalité bipolaire entre les deux superpuissances.
Depuis Waltz, différentes théories ont affiné ces intuitions qui remontent aux grands penseurs du passé : la nature humaine, en soi égoïste, mauvaise, aggressive, est invoquée notamment par Machiavel et Hobbes ; les caractéristiques internes d’un État sont privilégiées à la fois par les libéraux comme Montesquieu ou Kant – les démocraties sont d’autant plus pacifiques qu’elles font du commerce – et les Marxistes – les États capitalistes sont impérialistes ; quant au système international et au jeu des puissances, ils étaient au centre des analyses de Thucydide voyant dans la croissance d’Athènes et la peur qu’elle inspirait à Sparte la cause fondamentale de la guerre du Péloponnèse, et aussi de Rousseau pour qui l’état de guerre est naturel entre les puissances tant chacune se sent faible tant qu’il y en a de plus fortes.
Au niveau de la 1e image, Robert Jervis a ainsi souligné le rôle de facteurs psychologiques à l’origine de perceptions inadéquates, de perceptions subjectives erronées de la réalité objective : dans cette perspective on peut poser comme hypothèse que Poutine a lancé sa guerre parce qu’il perçoit – sous-entendu à tort – l’Ukraine comme futur membre de l’OTAN à partir de laquelle cette dernière viserait la Russie, parce qu’il se sait ou se croit plus fort, parce qu’il est persuadé qu’aucun État tiers ne viendra à l’aide de l’Ukraine. Ned Lebow quant à lui voit dans l’estime de soi doublée d’une recherche de reconnaissance par les pairs le motif fondamental des recours à la guerre par des décideurs désireux de venger un honneur bafoué : considérant que la chute de l’URSS a été le plus grand désastre géopolitique que la Russie ait connu au 20e siècle, Poutine serait obsédé par la volonté de recréer la grande Russie éternelle pour qu’elle puisse de nouveau jouer dans la cour des grands.
Au niveau de la 2e image, la théorie libérale de la paix démocratique, très en vogue après avoir été remise au goût du jour notamment par Michael Doyle et Bruce Russett, ne prétend plus que les démocraties sont pacifiques en soi, vu aussi la demi-douzaine des guerres ‘humanitaires’ menées par les puissances occidentales depuis la fin de la guerre froide, et se contente de dire explicitement que les démocraties ne se font pas la guerre entre elles – ce qui revient à poser implicitement que les régimes autoritaires ont toujours un penchant pour la guerre, qu’ils soient opposés à des démocraties ou entre eux. Affinant cette hypothèse, Jessica Weeks distingue, au sein des régimes autoritaires, ceux dont les chefs sont militaires (Japon impérial de l’entre-deux guerres, junta argentine 1976-1982) de ceux qui ont des leaders civils (Staline, Saddam Hussein), et selon que lesdits hommes de pouvoir ont ou non des comptes à rendre à la minorité dont ils sont issus – par définition, aucun régime autocratique ne rend de comptes à sa population en général. Son analyse montre que le penchant d’une autocratie à mener une politique extérieure agressive est étroitement corrélé à la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme (civil ou militaire) exerçant par ailleurs un pouvoir personnalisé libre de tout contrainte que pourrait exercer une partie de l’appareil politique : ainsi, Staline attaquant la Finlande, ou Saddam Hussein attaquant l’Iran puis le Koweït, avaient épuré leur entourage à un degré tel que personne n’osait s’opposer à leurs initiatives guerrières ; à l’inverse le Japon, s’il avait fini par attaquer Pearl Harbour, c’était après d’intenses débats au sein des sphères du pouvoir nippon. Sachant alors que Poutine semble avoir atteint un degré inédit de personnalisation du pouvoir, comme tendent à l’indiquer les mises en scène de ces réunions avec les membres de son administration ou les oligarques au moment du lancement de la guerre en Ukraine, on peut en déduire que cette guerre a été favorisée par la nature spécifique de l’autocratie russe.
Au niveau de la 3e image, la théorie de l’équilibre des puissances, avancée par la majorité des réalistes américains de Hans Morgenthau à Kenneth Waltz à John Mearsheimer, postule que la stabilité d’un ordre  international dans son ensemble et la sécurité de chacune des puissances en particulier n’est possible que tant qu’il y a distribution égalitaire des capacités militaires, et donc que le moindre déséquilibre est source d’instabilité, vu que toute puissance faible craint pour sa sécurité du fait de la seule existence d’une puissance plus forte, et ce quelles que soient les intentions de cette dernière – hostiles ou pas. A fortiori, lorsqu’un système finit par devenir unipolaire, les puissances secondaires ne peuvent pas ne pas s’allier entre elles pour essayer, y compris par la force, de rétablir l’équilibre. Cet argument est avancé par Poutine lui-même : le monde unipolaire de l’après-guerre froide est source d’insécurité pour la Russie ; comme les USA, puissance unipolaire, après avoir trahi leur promesse faite en 1990-91 de ne pas élargir l’OTAN vers les ex-démocraties populaires et les pays baltes, continuent de refuser de s’engager à ne pas admettre l’Ukraine dans l’OTAN, il ne reste à la Russie que la force pour empêcher son adversaire d’étendre sa domination jusqu’à ses frontières, sans oublier sa recherche d’une coalition avec la Chine elle aussi désireuse de renverser la pax americana.
La réalité étant plus complexe que la moins mauvaise des théories, il va de soi que ces explications sont largement complémentaires : tout fait social est dû à des causes multifactorielles. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de hiérarchie entre ces différentes causes. Reste à savoir laquelle. Voilà qui relève de l’intime conviction de tout.e un.e chacun.e. Comme leur nom l’indique, il y en sciences sociales de la science et du social. Un peu de science, beaucoup de social à vrai dire… Quiconque affirme le contraire n’a jamais fait d’épistémologie.

Guerre en Ukraine – 3: Revanche de la haute politique ?

661_afp-news_83d_000_deae61ebeca01e7feded996cbc_000_323Y8KY-highDefRéunions annulées, agendas chamboulés, inaugurations express, revirements embarrassés, …, la campagne présidentielle française subit de plein fouet l’impact de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Comme quoi, parfois, la politique intérieure se révèle bel et bien basse politique, par opposition à la haute politique qu’est – d’après l’approche réaliste en théorie des RI – la politique extérieure.
Depuis très exactement 60 ans, c’est-à-dire la crise de Cuba qui a servi d’étude de cas à l’élaboration des modèles de prise de décision en politique étrangère proposés par Graham Allison, il est de bon ton de considérer la politique étrangère comme une politique publique parmi d’autres. En France, ou dans le monde francophone, plus qu’ailleurs soit dit en passant, de Marcel Merle voyant dans la politique étrangère « la plus ancienne (…) de toutes les ‘politiques publiques’ », à Jean-Frédéric Morin affirmant que « la majorité des décisions de politique étrangère, loin d’être arbitrées dans des salons capitonnés des ambassades, entre un cigare et un martini, résultent de processus bureaucratiques similaires à ceux des autres domaines de politiques publiques », en passant par Marie-Christine Kessler qui aborde « la politique étrangère comme politique publique », tant « l’application des concepts tirés de la boîte à outils de l’analyse des politiques publiques est de nature à éclairer certaines de (ses) caractéristiques ».
Complétée par l’approche transnationale de Robert Keohane & Joseph Nye postulant que dans un monde interdépendant, ou globalisé, l’externe n’est plus séparé, ni différent de, ni prioritaire par rapport à, l’interne, cette conception revient à nier à la politique étrangère une quelconque spécificité.
C’est – ou c’était – peut-être exact dans un monde en paix ou, plus précisément, dans le monde post-moderne en paix dans lequel vivent – ou ont vécu – ces théoriciens. L’irruption brutale d’une guerre aux marges de l’Europe en tout cas a redonné le sens des hiérarchies à nos aspirants-Prince, qui peuvent tou.te.s faire leur le regret du Prince sortant – « Je ne pourrai pas mener campagne comme je l’aurais souhaité en raison du contexte » -, conscients de ce que « l’action extérieure est bien la condition dont dépend le succès de tout le reste », comme avait fini par le reconnaître … Marcel Merle !

Guerre en Ukraine – 2: La guerre, une action rationnelle

Smoke and flames rise over during the shelling near Kyiv

« Usé », « aigri », « solitaire », « paranoïaque », sinon « fou » : les adjectifs ne manquent pas pour qualifier Poutine, ni chez les journalistes et autres experts, ni chez certains candidats à la présidentielle en France ou parmi les responsables politiques qui l’ont rencontré ces dernières années. Peut-être qu’il en est ainsi – ou pas…
Car en théorie des RI, il existe plutôt un quasi-consensus pour dire que la décision de recourir à la guerre est un acte rationnel en finalité, au sens donc de rationalité instrumentale par rapport à des buts poursuivis. Ainsi, d’après le néo-réaliste Kenneth Waltz, « un État recourra à la guerre pour atteindre ses objectifs si, après avoir estimé ses chances de succès, il évalue ces objectifs davantage qu’il n’estime les plaisirs de la paix »; pour le libéral Michael Howard, « les conflits entre États qui ont conduit à la guerre sont dus non pas des pulsions émotionnelles ou irrationnelles mais plutôt à un excès de rationalité analytique, … à des décisions conscientes et raisonnées prises suite à un calcul qui fait apparaître .. qu’ils ont davantage à gagner en recourant à la force qu’en s’abstenant ».
Cette hypothèse, qui ne fait en fait que reprendre la conception de la guerre de Carl von Clausewitz qui y voit « une simple poursuite de la politique par d’autres moyens », « la politique … qui saisit l’épée au lieu de la plume » ­– sous-entendu lorsque la plume, c’est-à-dire la diplomatie, ne permet pas d’atteindre l’objectif recherché, est corroborée par les recherches empiriques de Bruce Bueno de Mesquita dans son modèle de l’utilité attendue d’une guerre.
Selon le théoricien américain, « une guerre fournit au vainqueur la possibilité d’influencer les politiques de son adversaire de manière à les rendre plus compatibles avec ses propres intérêts ». Conséquence : pour qu’un (homme d’)État entreprenne une guerre, il doit se dire qu’il n’y a que grâce à ce moyen qu’il peut amener son adversaire à composer avec lui. Exprimé autrement, un (homme d’)État ne déclenche une guerre que s’il peut s’attendre à une utilité positive, que si sa situation après la guerre sera meilleure que sans cette guerre. Et pour qu’il puisse y avoir une telle utilité positive, trois conditions principales doivent être remplies :
– il faut que l’État qui initie la guerre soit plus fort militairement que son adversaire ;
– il faut que l’État qui initie la guerre ne s’attende pas à ce que son adversaire compose avec lui sans y être contraint par la force ;
– il faut que l’État qui initie la guerre sache que l’éventuelle intervention d’États tiers ne vienne changer le rapport de force initial en sa défaveur, c’est-à-dire en venant au secours de l’adversaire.
D’après Bueno de Mesquita, dont la recherche publiée il y a quarante ans a porté sur les guerres comptabilisées par le projet Correlates of War allant de 1815 à 1975, plus de 3 guerres sur 4 ont été des guerres rationnelles : les (hommes d’)États qui les ont déclenchées pouvaient s’attendre à ce que leur situation après la guerre fut meilleure qu’en l’absence d’une telle guerre.
Appliquons alors ce modèle à la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine:
– concernant la 1e condition, la supériorité militaire russe est écrasante – du moins à court terme, car en cas de démembrement de l’Ukraine, ou d’installation d’un gouvernement pro-Moscou, on peut s’attendre à des actions de résistance et de guérilla autrement difficiles à maîtriser par Moscou ;
– concernant la 2e condition, Poutine ne pouvait s’attendre à atteindre ses objectifs par la seule voie diplomatique – quels qu’aient été lesdits objectifs : 8 années de statu quo dans le Donbass ne lui ont pas permis d’obtenir l’autonomie et encore moins l’indépendance reconnues des territoires russophones ; quant à sa demande concernant la non-appartenance de l’Ukraine à l’OTAN, les USA ont refusé de s’engager à ne pas intégrer un jour l’Ukraine au sein de l’Alliance atlantique ;
– concernant la 3e condition, Poutine peut parier sur une non-intervention de l’OTAN, justement parce que l’Ukraine n’en est pas membre.
Ceci dit, l’avenir nous dira si le soutien indirect que les puissances occidentales fourniront à l’Ukraine est susceptible d’inverser le rapport de force initial, vu aussi, et au-delà, les incertitudes inhérentes à toute guerre dont l’exécution concrète « se déroule dans l’univers réel des armes et des machines humaines », pour citer Raymond Aron.

Guerre en Ukraine – 1: Poutine ou les trois buts éternels de la politique extérieure

putin-war-russia-ukraine-GettyImages-1238593932Quelque huit années après avoir annexé la Crimée et permis aux séparatistes du Donbass de maintenir leur contrôle sur Donetsk et Louhansk, la Russie a attaqué l’Ukraine. Le changement de stratégie de Poutine peut être attribué à l’évolution de Zelensky, de moins en moins enclin à négocier dans le cadre des accords de Minsk et s’étant par ailleurs rapproché des USA et de l’OTAN qui lui fournissent des armes létales et des formateurs militaires. Peut-être aussi que Poutine a vu dans le retrait US de l’Afghanistan  une preuve du déclin américain et/ou pense-t-il que les USA se focalisent sur leur rivalité avec la Chine et que donc il a la voie libre en Europe de l’Est.
Au-delà, sa décision d’envahir l’Ukraine renvoie aux objectifs qu’il poursuit depuis son accession au pouvoir, corroborant ainsi l’analyse des buts de la politique extérieure proposée par Raymond Aron : « Toute unité politique aspire à survivre. Si l’on admet que la guerre n’est pas voulue pour elle-même, le belligérant a pour premier objectif la sécurité. … Mais les unités collectives veulent (aussi) être puissantes, c’est-à-dire capables d’imposer leur vouloir aux voisins et aux rivaux. … J’ajouterai un troisième terme que j’appellerai la gloire, (qui) tient à l’amour-propre qui anime les hommes dès qu’ils se mesurent les uns aux autres ».
D’après Aron, trois hommes d’État français illustrent ces objectifs : « Clémenceau voulait la sécurité, Napoléon la puissance, Louis XIV la gloire de la France – ou la sienne ». Poutine de toute évidence réunit les trois à lui tout seul :
– soucieux d’assurer la sécurité de la Russie, il veut faire en sorte que jamais l‘Ukraine ne puisse devenir membre de l’OTAN perçue comme une menace: n’ayant obtenu satisfaction à sa demande adressée à Joe Biden il y a quelques semaines, il recourt à la guerre, tant toute politique extérieure associe indissociablement marchandage diplomatique et (menace de) recours à la force militaire ;
– désireux d’accroître la puissance de la Russie, il vise à contrôler ce qui se passe dans ce que la Russie considère comme son étranger proche, à l’image de ce que les USA font dans leur backyard latino-américain sinon canadien, et la France dans son pré-carré africain : avoir sa propre sphère d’influence est la condition sine qua non pour être reconnu comme une grande puissance sur la scène mondiale, ce qu’étaient tant l’URSS pendant la Guerre froide que l’Empire russe au 19e siècle;
– avide de gloire pour la Russie et lui-même, il ne désespère pas de laisser son empreinte dans l’histoire, a minima en lavant l’affront qu’a été l’implosion de l’URSS en 1991 dans laquelle il voit le plus grand désastre géopolitique du 20e siècle, a maxima en renouant avec les Tsars de toutes les Russies qui par le passé maintenaient sous leur férule Grands-Russes, Russes blancs, et Ukrainiens : la Russie n’ayant pas de soft power, il s’appuie logiquement sur le hard power pour ce faire.

Crise diplomatique France vs. USA & Australie (& Royaume-Uni)

« Coup dans le dos » d’après Jean-Yves Le Drian, Ministre des Affaires Étrangères, « grande déception » pour Naval Group, l’annonce le 15 septembre 2021 par l’Australie de sa décision d’acquérir des sous-marins à propulsion nucléaire de technologie américaine et de rompre le contrat de 56 milliards d’Euros qu’elle avait signé pour l’achat de sous-marins français à propulsion classique ne fait que refléter, si besoin était, l’essence de la politique internationale et la nature des alliances – tout ceci indépendamment des enjeux économico-commerciaux.
Côté Australie, la raison invoquée par le chef du gouvernement – les capacités du sous-marin (français) ne répondent pas à nos intérêts stratégiques, nous prenons une décision en fonction de nos intérêts stratégiques nationaux face à la menace chinoise – relève de la politique la plus réaliste, tant d’après Hans Morgenthau les « hommes d’État pensent et agissent en termes d’intérêt comme puissance » qui est le « seul impératif catégorique, (le) seul critère de raisonnement, (le) seul principe d’action » guidant les États sur la scène internationale, sinon machiavélienne (et non pas machiavélique), tant un décideur politique, écrit Machiavel, « est souvent contraint d’agir contre sa parole … » pour, justement, « maintenir ses États » contre les menaces – en l’occurrence la Chine.
Qui dit Chine dit USA, et les évidentes pressions exercées par ces derniers sur l’Australie pour qu’elle opte pour les sous-marins nucléaires et intègre l’alliance tripartite AUKUS dont fait aussi partie le Royaume-Uni, mais pas la France qui se voit pourtant puissance indo-pacifique, ne font qu’exprimer la nature des alliances – qui plus est entre inégaux. Regroupement d’États coopérant dans le domaine de la sécurité face à un danger commun d’après Stephen Walt, une alliance réunit des unités qui ont certains intérêts en commun, précise Kenneth Waltz : certains, c’est-à-dire pas tous. Les USA avaient – et ont toujours – certains intérêts de sécurité en commun avec la France – face à l’URSS pendant la guerre froide, face au terrorisme islamiste de nos jours, du Sahel au Moyen-Orient, etc. Leurs intérêts sont-ils pour autant les mêmes en Asie de l’Est face à la montée de la Chine quand on sait qu’Emmanuel Macron promeut « l’autonomie stratégique » de l’Europe, de même qu’il répète à qui veut bien l’entendre que « le monde ne peut pas se résumer à la rivalité entre la Chine et les États-Unis » ?
A supposer même que ce fut le cas, pas sûr pour autant que les USA aient agi différement dans notre cas d’espèce : en effet, toujours d’après Waltz, « in alliances among unequals, the contributions of the lesser members are at once wanted and of relatively small importance. (…) Alliance leaders worry little about the faithfulness of their followers, who usually have little choice anyway. (…) Their contributions are useful but they are not indispensable. Because they are not, the policies and strategies of alliance leaders are ultimately made according to (the alliance leaders’) own calculations and interests ». Pour Biden, autrement dit, s’inscrivant en cela dans la continuité des Eisenhower (Suez), Reagan (crise des euromissiles), Bush Junior (guerre en Irak), la contribution de la France face à la Chine est utile, mais pas indispensable.
Voilà en effet une pilule difficile à avaler pour les autorités françaises.

Déclin US – ou pas

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« Défaite humiliante », « perte de crédibilité » …, les superlatifs négatifs ont fleuri dans les médias et les réactions politiques lorsqu’il s’est agi de tirer des leçons générales du retrait des troupes US d’Afghanistan : ce retrait ne serait qu’un indice supplémentaire du déclin de la superpuissance américaine.
Ou pas.
Car en effet, le seul parallèle avec la guerre du Vietnam, souvent fait au vu des images des Américains fuyant Kaboul après avoir fui Saigon, devrait inciter à davantage de prudence dans les commentaires : moins de 15 ans après Saigon, les USA ont remporté la guerre froide contre l’URSS.
Nous savons aujourd’hui – et la CIA devait le savoir à l’époque – que l’URSS était une puissance militaire sans fondations économiques. C’est plutôt l’opposé qui est vrai pour la Chine : deuxième économie du monde en attendant de rattraper puis de dépasser les USA au plus tard en 2030, elle finira bien un jour par aligner sa force militaire, et ses amibitions politiques, sur ses ressources économiques. Donc oui, déclin US il y a – déclin relativement à l’ascension chinoise.
Mais en la matière, le retrait US d’Afghanistan est un épiphénomène : n’oublions pas en effet que de même que la Grande Bretagne était en Inde, et non pas l’Inde en Grande Bretagne, pour paraphraser Victor Davis Hanson, de même les États-Unis étaient en Afghanistan, et non pas l’Afghanistan aux USA. Autrement dit, si les États-Unis se retirent d’Afghanistan, c’est parce qu’ils avaient décidé d’y intervenir, c’est parce qu’ils pouvaient se permettre de décider d’y intervenir ou pas : jusqu’à preuve du contraire, aucune autre puissance n’a l’embarras d’un tel choix.
Avec pour conséquence ultime que ce retrait non seulement ne signifie pas le déclin des USA, mais au contraire va leur profiter, car il leur permet de se reconcentrer sur les adversaires majeurs, comme l’a justement souligné Joe Biden : « The world is changing. We’re engaged in a serious competition with China. (…) We must stay clearly focused on the fundamental national security interest of the United States of America ».
Malin, l’ami Joe. Ou tout simplement réaliste. Dans tous les sens du terme.

Du state-building faisons table rase ?

612670f2280000d6ed71e74eDans son allocution du 31 août 2021 justifiant le retrait des troupes US d’Afghanistan, Joe Biden a précisé que « cette décision sur l’Afghanistan ne concerne pas seulement l’Afghanistan. Il s’agit de mettre un terme à une ère d’opérations militaires majeures afin de redessiner d’autres pays. » Ce faisant, il a annoncé la fin d’un quart de siècles d’opérations de state-building, nation-building, regime-building, democracy-building – toutes ces expressions se chevauchent et se complètent – que les puissances occidentales ont pratiquées depuis leur victoire dans la guerre froide à l’encontre, à la fois, les États faillis et, de plus en plus, des États voyous.
A l’origine de cette pratique il y a une opération mentale de division du monde remontant à la thèse de la fin de l’histoire de Francis Fukuyama, consistant à distinguer les États dignes de ce nom que sont les démocraties occidentales constitutives de la communauté internationale de tous les autres: ceux qui ne sont pas des États parce qu’ils sont incapables d’assurer les fonctions les plus élémentaires allant du maintien de la sécurité à la fourniture de services publics, et ceux qui ne se comportent pas comme des États en ce qu’ils violent les droits humains de leurs propres citoyens et/ou menacent d’autres États, directement ou par réseaux terroristes interposés.
Mise en œuvre de la Bosnie et du Kosovo à l’Afghanistan en passant par la Sierra Leone, le Libéria, Timor-Leste, l’Irak, le Soudan du Sud, etc., la pratique du state-building promue par les États occidentaux et les organisations internationales et mise en œuvre sur le terrain par nos ONG, n’a en fait été que le dernier avatar du fardeau de l’homme blanc, et donc une sorte d’impérialisme qui ne dit son nom : à l’image des Espagnols, Français, Britanniques, convertissant à coups de diplomatie de la canonnière les païens à la foi chrétienne, les sauvages à la propriété privée, et les incultes à la civilisation, les Occidentaux dans leur ensemble se sont transformés en ce que Nicolas Guilhot appelle les faiseurs de démocratie exportant la good governance composée de pluripartisme, économie de marché, et droits de l’homme – parfois après une intervention militaire pas toujours défensive.
L’avenir nous dira ce qu’il adviendra de l’annonce de Joe Biden – il est vrai imposée par le contexte qui voit les USA devoir faire des choix stratégiques majeurs au vu de l’ascension de la Chine comme menace pour l’ordre américain à plus ou moins moyen terme. Mais la prise de conscience du président américain de ce que les opérations de state-building sont assez systématiquement vouées à l’échec est susceptible de faire réfléchir les libéraux-orientalistes parmi nos responsables politiques et humanitaires : d’un côté  imposer la démocratie est une contradiction dans les termes; de l’autre ces interventions extérieures sont rejetées par des populations locales in fine nationalistes, ou tout simplement attachées au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, comme le souligne John Mearsheimer.  Rien que pour cette raison, elle n’aura pas été vaine.

Survivre, c’est vaincre

CNFecgVxqMcBT6zETM4zI-15 août 2021 : les Talibans entrent dans Kaboul, mettant fin à 20 années de présence américaine remontant à l’Opération Enduring Freedom qui avait mis fin au régime des Talibans accusé d’héberger Ousama Ben Laden coupable d’avoir organisé les attentats du 11 septembre.
Comment expliquer que les USA viennent de perdre la plus longue guerre de leur histoire ? Comment expliquer qu’ils avaient déjà perdu la guerre du Vietnam – les parallèles entre les deux départs précipités, de Kaboul et de Saigon, ont fleuri dans les médias ? Comment expliquer que Gorbatchev avait dû se résoudre à retirer l’Armée Rouge en 1989 après 10 années de présence soviétique en Afghanistan ? Comment expliquer que la Grande Bretagne avait dû se contenter des Indes, faute de n’avoir jamais réussi, lors de son great game qui l’opposait à la Russie tsariste en Asie Centrale, à contrôler les tribus afghanes dans lesquelles Friederich Engels avait vu, dès 1858, « un peuple courageux, résistant et indépendant » ?
Bref, et au-delà de l’Afghanistan cimetière des empires, comment expliquer les victoires des faibles face aux forts ?
Peut-être que l’explication se trouve dans la formule de Raymond Aron, « Survivre, c’est vaincre ».
Non pas au sens littéral, car dans le chapitre XXII de son Paix et guerre entre les nations, Aron utilise cette expression pour résumer le conseil qu’il donne aux Occidentaux confrontés à la menace soviétique – qu’il a certes, comme tous les observateurs de l’époque, surestimée, et pas qu’un peu : il fallait que les démocraties occidentales survivent, c’est-à-dire ne cèdent pas aux sirènes du communisme, pour qu’elles finissent par l’emporter à la longue sur leur adversaire idéologique – un conseil qu’avait déjà donné George Kennan en formulant la stratégie du containment que les USA allaient adopter dès 1947.
Mais au sens que cette formule acquiert lorsqu’on la rapproche de la définition de la guerre, et plus exactement, des objectifs politiques que poursuit une guerre selon Carl von Clausewitz : « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ». Selon cette conception, une guerre n’est gagnée que lorsque l’un des protagonistes accepte d’exécuter la volonté de l’autre, qui ispo facto gagne alors la guerre. C’est justement ce que les Américains n’ont jamais réussi à obtenir de la part des Talibans : défaits en l’espace de quelques semaines à l’automne 2001, ces derniers ont survécu, notamment en s’enfuyant au Pakistan. Ayant survécu, ils ont fini par reconstituer une force empêchant les Américains et, au-delà, les Occidentaux, à faire émerger un gouvernement national afghan un tant soit peu crédible. Autrement dit, ils ont refusé de s’avouer vaincus, et ont ainsi fini par l’emporter, en quelque sorte par défaut, et plus exactement par épuisement de la volonté des Américains qui eux ont fini par comprendre l’inanité de leurs projets de state-building – 45 ans après que Andrew Mack  eût montré à propos du Vietnam pour les USA et de l’Algérie pour la France que les grandes puissances perdent les petites guerres tout simplement parce que leurs cibles n’ont d’option autre que d’attendre qu’elles s’en aillent.

L’hôpital et la charité

18869835lpw-18869837-article-jpg_6228096_1250x625Un peu moins d’un an après avoir demandé « que cessent les ingérences étrangères et les actes unilatéraux de ceux qui prétendent gagner de nouvelles positions à la faveur de la guerre » en Libye, Emmanuel Macron vient de récidiver, le 1er juin 2021, en élargissant les cibles dénoncées – essentiellement la Russie au-delà de la Turquie : « Il faut mettre un terme à toutes les ingérences étrangères, a-t-il ajouté. Cela passe par le départ de toutes les forces et les mercenaires étrangers sur le sol libyen : les Russes, les Turcs, leurs mercenaires syriens, mais aussi tous les autres. »
Le Président français serait plus crédible dans sa défense du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – à l’exception certes du pré-carré français en Afrique, sans oublier le Liban … -,  s’il se souvenait que les ingérences qu’il dénonce sont la conséquence indirecte de l’intervention, notamment française, d’il y a dix ans. Car une intervention, définie par James Rosenau comme une action coercitive mise en œuvre par un acteur international en vue d’affecter, directement ou indirectement, l’autorité politique d’un autre, n’a rien à envier à une ingérence, ceci étant un euphémisme vu qu’en l’occurrence il s’agissait d’une intervention militaire.
En mars 2011 en effet, la France de Sarkozy lance l’Opération L’Harmattan, avec l’appui du Royaume-Uni de Cameron qui parle d’Opération Bellamy, avant que n’interviennent les USA d’Obama avec l’Opération Odyssey Dawn, puis l’OTAN dans son ensemble avec l’Opération Unified Protector. Autorisée par la Résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU au nom de la Responsabilité de Protéger, l’intervention militaire a pour mission d’instaurer une zone d’exclusion aérienne au-dessus du territoire libyen avec pour objectif la protection des populations civiles menacées de bombardements par Kadhafi qui se trouve confronté à son tour au printemps arabe. Lorsque le « brouillard de la guerre », pour citer Clausewitz, se lève en Octobre 2011, le corps de Kadhafi assassiné est exhibé – dégât collatéral diraient les thuriféraires des interventions dites humanitaires.
Depuis, la Libye n’est plus un État au sens de Max Weber, c’est-à-dire « une entreprise politique de caractère institutionnel dont la direction administrative revendique avec succès (…) le monopole de la contrainte physique légitime », tant plusieurs seigneurs de guerre aspirent à accaparer ce monopole sans y parvenir. Quoi de moins surprenant alors que ces ingérences extérieures – y compris françaises en faveur du Maréchal Haftar qui combat les autorités libyennes reconnues par l’ONU, et donc par la France … – appelées de leurs vœux par les différentes factions à la recherche d’alliés leur permettant de s’imposer à leurs rivaux internes ?
Bref, en politique internationale comme ailleurs, il est plus facile de voir la paille dans l’œil du voisin que la poutre dans le sien.

De Trump à Biden : changement ou continuité ?

phpuiMYg7L’élection de Donald Trump avait d’autant plus déplu à la majorité des média – américains et autres – qu’ils ne l’avaient pas prévue. Logiquement, le succès de Joe Biden a été salué comme un retour à la normale : à en croire la majorité des commentaires, la parenthèse Trump est derrière nous, tant Biden devrait mettre un terme à l’unilatéralisme stratégique et au nationalisme économique qui a prévalu pendant quatre ans, tout en renouant avec l’internationalisme libéral que les USA pratiquent de façon générale depuis la fin de la guerre froide et dans leurs relations avec les autres démocraties depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.
En quelque sorte, histoire de parodier un autre Président, français cette fois-ci, le changement, c’est maintenant … Que disent alors les différentes théories des relations internationales ? Passons-les en revue, avant de tenter une synthèse.
Commençons avec le réalisme classique, adepte de la thèse de la continuité au-delà des conjonctures. En effet, d’après Hans Morgenthau, « la politique, comme la société en général, est gouvernée par des lois objectives qui ont leur racine dans la nature humaine », avec pour conséquence que « la politique internationale, comme toute politique, est une lutte pour la puissance. » Un État ne connaissant qu’« un seul impératif catégorique, un seul critère de raisonnement, un seul principe d’action », à savoir la défense/promotion de l’intérêt national, peu importe alors l’homme d’État conduisant la politique étrangère : « Les hommes d’État pensent et agissent en termes d’intérêt défini en termes de puissance, et l’histoire confirme la validité de cette hypothèse. L’intérêt national rend possible la rationalité de la politique étrangère et est à l’origine de l’étonnante continuité (de la) politique extérieure américaine, britannique, et russe, quelles que soient les motivations, préférences, et qualités intellectuelles ou morales des différents hommes d’État ».
Continuité toujours pour le néo-réalisme d’un Kenneth Waltz qui attribue la politique étrangère des États non pas à la nature humaine mais à la structure anarchique du système international qui fait de tous les États des like units quels que soient leur régime ou leur leader, c’est-à-dire des unités fonctionnellement indifférenciées contraintes à assurer leur sécurité par une politique du self-help : « Dans l’anarchie, la sécurité est l’objectif premier. Ce n’est qu’à condition que leur survie soit assurée que les États cherchent à satisfaire d’autres buts tels que la tranquillité, le profit, ou la puissance. […] Pour maintenir leur sécurité, des unités en condition d’anarchie ne doivent se fier qu’à […] elles-mêmes. […] Un système du chacun pour soi est un système dans lequel ceux qui ne s’aident pas, ou qui s’aident moins efficacement que d’autres, s’empêcheront de prospérer, encourront des dangers, souffriront. La peur de telles conséquences non voulues incite les États à se comporter de façon à créer des équilibres des puissances ».
Élégantes parce que parcimonieuses, ces deux versions du réalisme ont été attaquées par des approches concurrentes.
Pour les behaviouristes tout d’abord, le postulat de l’État unitaire incarné par l’homme d’État rationnel cher aux réalistes classiques est … irréaliste, au sens commun de ce terme. D’un côté, comme l’a montré Robert Jervis, un homme d’État, à l’image de tout être humain, perçoit la réalité non pas telle qu’elle est, mais telle qu’il pense qu’elle est, voire telle qu’il aimerait qu’elle soit, en fonction de ses convictions et préjugés, et ce en vue de maintenir une consonance psychologique avec ses croyances pré-établies. De l’autre, un homme d’État n’est pas seul quand il prend ses décisions : Graham Allison a montré qu’il est dépendant des informations que lui font remonter ses services, exposé à l’influence qu’exercent sur lui ses conseillers, confronté aux luttes bureaucratiques que se livrent entre eux les différents ministères désireux de voir leurs intérêts défendus lorsque la décision finale sera prise. Dans cette perspective, le changement est concevable: au vu de leurs personnalités différentes, on voit mal Biden interpréter le monde à travers les mêmes lunettes que Trump ; sachant que le spoil system amène chaque président à substituer ses fidèles à ceux qui sont en place pour pouvoir compter sur la loyauté partisane des fonctionnaires exécutant son programme, on peut s’attendre à ce que les informations et conseils à l’origine des actions qu’entreprendra Biden soient différents de celles de Trump.
Le changement est également de mise pour le nouveau libéralisme qui substitue une approche bottom-up, ou inside-out, à la perspective top-down du néo-réalisme. Loin d’être surdéterminée par les contraintes de la structure anarchique, la politique étrangère d’un État reflète d’après Andrew Moravcsik les préférences des sociétés civiles, et plus exactement les intérêts de ceux des groupes sociaux qui ont l’oreille d’un gouvernement grâce à la pression qu’ils parviennent à exercer sur lui. Or l’électorat qui a voté en faveur de Biden est différent de celui de Trump, et donc on peut parier sur une réorientation certaine de la politique extérieure américaine, vu le vent en poupe que devraient avoir les lobbies représentatifs de cette nouvelle majorité.
Match nul – 2:2 – alors en matière de prévision. Peut-on aller au-delà ?
Oui, grâce au réalisme néo-classique, qui explique la variable dépendante qu’est la politique étrangère d’un État par, à la fois, une variable indépendante et deux variables intermédiaires. D’après Norrin Ripsman et al., la politique étrangère d’un État est le certes le résultat de la contrainte structurelle qu’est la configuration des rapports de puissance du système international anarchique, mais seulement de façon indirecte, car la contrainte est filtrée par la perception que l’homme d’État a de cette configuration et de la marge de manoeuvre dont il dispose par rapport à la société civile en général et les groupes de pression en particulier.
Appliquons ce modèle à Biden vs. Trump. La contrainte systémique n’a pas changé : les USA sont toujours la puissance hégémonique, mais la Chine est en train de les rattraper économiquement en attendant un accroissement de ses capacités militaires à plus long terme. La perception de cette évolution du système international est cependant susceptible d’être moins sanguine chez Biden que chez Trump, de même que l’on peut s’attendre à ce que Biden accorde plus de crédit aux analyses du « blob », terme sarcastique inventé par un conseiller d’Obama pour désigner la nébuleuse des experts en politique étrangère gravitant autour des cercles de prise de décision washingtoniens et que Trump méprisait.
Résultat des courses : la politique étrangère de Biden sera fondamentalement la même que celle de Trump, notamment envers la Chine, mais elle respectera davantage les formes de la bienséance, notamment dans ses relations avec les alliés. Autrement dit, et en accord avec les analyses de Stephen Walt et de John Mearsheimer, l’internationalisme libéral qui sur fond d’hégémonie US avait prévalu jusqu’à Barack Obama a de fortes chances d’appartenir au passé. A l’avenir, les États-Unis seront une grande puissance toujours égoïste, souvent unilatérale, et de temps en temps bienveillante.

« Guerre » commerciale USA-Chine

U.S.-China-Trade-War-TariffsEn ‘ordonnant’ aux entreprises américaines de quitter la Chine, Donald Trump a, le 23 août 2019, franchi un pas supplémentaire dans la guerre commerciale qu’en janvier 2018 il a déclenchée contre la Chine en augmentant les tarifs douaniers de certains produits chinois importés par les États-Unis. Si cette guerre n’en est pas une, au sens strict du terme ‘guerre’ qui suppose le recours à la violence armée de la part de deux ou plusieurs unités politiques et la mort d’au moins 1.000 victimes sur une période de 12 mois, il n’en est pas moins vrai que les décisions du Président américain – et les contre-mesures prises par son homologue chinois – méritent explication.
D’après la théorie libérale de la paix par le commmerce, remontant à la thèse du ‘doux commerce’ popularisée par Montesquieu pour qui « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une à intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels », le protectionnisme américain est à la fois contre-productif économiquement – les États-Unis, au sens des consommateurs américains, tout autant que la Chine profitent de ces échanges – et irrationnel, et donc dangereux, politiquement, car les disputes commerciales sont susceptibles d’aggraver les rivalités politico-stratégiques, comme l’a prouvé la Pemière guerre mondiale, conséquence du protectionnisme généralisé qui a mis fin à la première mondialisation économique de la fin du 19e-début du 20e siècles. Pour les réalistes au contraire, inspirés par Friedrich List, les décisions de Trump sont tout à fait rationnelles, tant en effet la prétendue interdépendance chère aux libéraux est en fait une dépendance mutuelle  et donc, une vulnérabilité réciproque entre États-nations inégaux et dont ces derniers, à commencer par celui qui s’estime perdant, cherchent à se libérer en adoptant une politique protectionniste voire mercantiliste. Ipso facto, et à suposer bien entendu que l’escalade continue, l’actuelle trade war est susceptible de contribuer à l’irruption d’une guerre au sens fort du terme, étant donné que pour les réalistes la stabilité est logiquement corrélée à l’indépendance.
On n’en est pas là, mais il semble que l’optimisme des libéraux – déjà réfuté en 1914 – mérite peut-être d’être consommé avec modération.  Plus précisément, et comme l’a montré Dale Copeland, c’est moins le volume des échanges commerciaux qui est corrélé avec la paix/la guerre que les attentes de commerce: si deux États s’attendent à ce que leur commerce perdure, ils continueront à coopérer et donc à dialoguer, car comme le disent les libéraux il serait irrationnel pour eux de recourir à la force ; si à l’inverse ils s’attendent à ce que le commerce diminue, l’option alternative qu’est le recours à la force redevient rationnelle, vu qu’il n’y a plus d’attentes positives liées à la poursuite d’un commerce en diminution. Ce qui revient à dire que impact de l’actuelle dispute commerciale américano-chinoise dépendra des anticipations des actions de l’un par l’autre – et réciproquement.

La réponse du berger à la bergère

mégabombe chinoiseMoins de 2 ans après les États-Unis – cf. ci-après – la Chine a à son tour fait exploser, le 2 janvier 2019, sa mégabombe – en test certes, et non contre une cible ennemie. Voilà qui ressemble à s’y méprendre à une course aux armements, définie par Michael Wallace comme « l’augmentation continue et anormale par un État de la part de son PIB consacrée aux dépenses militaires en réaction à la part de dépenses militaires d’un autre État ». Au vu de la rivalité sino-américaine qui se confirme au fur et à mesure que les années passent, y a -t-il de quoi s’inquiéter ? Oui, si l’on en croit les études quantitatives analysant l’impact des courses aux armements sur les risques de conflits armés : il existe un quasi-consensus pour dire que des courses aux armements durables dans le temps et impliquant plusieurs puissances, ont par le passé précédé le déclenchement des Première et Seconde guerres mondiales, le contre-exemple parfait étant la Guerre froide. Si l’on sait que la course aux armements de la Guerre froide était d’abord une course aux armes nucléaires qui sont des armes de dissuasion et non d’emploi, alors le développement de mégabombes infra-nucléaires de la part des États-Unis et de la Chine a de quoi troubler notre quiétude …

Trump jacksonien ou réaliste?

777016En ces temps de mid-term elections aux USA, quelle interprétation donner de la politique étrangère mise en œuvre par Donald Trump ? Quel sens donner à son America first – le nom aussi, soit dit en passant, du Comité qui, présidé par Charles Lindbergh au début des années 40, s’opposait à l’entrée en guerre des USA au nom de l’isolationnisme traditionnel des USA, vu aussi l’impossible coopération qu’il appelait de ses voeux entre USA, GB et Allemagne nazie contre la menace bolchévique … ?
Pour la plupart des commentateurs, à commencer par Walter Russell Mead, l’élection de Trump signifie le retour de la tradition jacksonienne, qu’il distingue des trois autres traditions que sont d’après lui les traditions hamiltonienne, jeffersonienne, et wilsonienne. Associée à Andrew Jackson, Président des USA de 1829 à 1837 après avoir été général de l’armée américaine combattant autant les Indiens et les Espagnols en Floride que les Anglais à la Nouvelle Orléans, la tradition jacksonienne est un mélange de populisme en interne – repli sur les communautés locales, rejet de l’establishment washingtonien, patriotisme exacerbé, droit de porter des armes, préservation de l’American way of life menacé par l’immigration et le multiculturalisme des élites mondialisées – et d’isolationnisme vers l’externe, de préférence ignoré et toujours méprisé : se concentrant sur la sécurité et la prospérité du peuple américain, les jacksoniens pratiquent le protectionnisme sinon le mercantilisme économique, rejettent le multilatéralisme et ne croient pas au droit international, sont hostiles aux interventions extérieures de leurs soldats mais mènent des guerres sans merci contre leurs ennemis.
Et il est vrai que plusieurs décisions et actions internationales de Trump confirment son penchant jacksonien, à commencer par son rejet du multilatéralisme – retrait du Partenariat Transpacifique, de l’Accord de Paris sur le changement climatique, de l’UNESCO, de l’Accord sur le nucléaire avec l’Iran – et ses attaques contre les alliés des USA accusés de profiter de la protection américaine sans contribuer suffisamment au budget de l’OTAN.
Mais depuis la perspective disciplinaire des relations internationales, on peut aussi voir dans la politique étrangère de Trump un comportement réaliste. C’est la thèse notamment de Randall Schweller qui estime que la présidence de Trump annonce la fin de 70 ans d’internationalisme libéral, ou de wilsonisme, consistant pour les USA à voir dans la diffusion de la démocratie, du libre-échange, et du droit international la stratégie la mieux à même de garantir leurs intérêts dans le monde. Conscient de ce que les USA ne sont plus dans une position d’hégémon leur permettant de continuer à profiter de l’ordre qu’ils avaient eux-mêmes établi après la Seconde guerre mondiale, Trump serait en quelque sorte au niveau de l’agent étatique la courroie de transmission des déterminismes impulsés par la structure systémique : pour tenter de sauver ce qui peut l’être, les USA n’auraient plus d’autre choix que de poursuivre de façon unilatérale leur intérêt national défini de façon égoïste.
Les deux années qui restent du (premier ?) mandat de Trump aideront à départager ces deux analyses – pas incompatibles en soi, mais relevant de deux niveaux d’analyse différents, le niveau d’analyse individuel pour Mead accordant aux décideurs politiques une liberté d’action que le niveau d’analyse structurel de Schweller rechigne à leur reconnaître au nom de la primauté du système sur l’acteur.

Macron et l’hégémonie américaine

G7QuébecA la veille du G7 qui s’est tenu début juin 2018 au Québec, Emmanuel Macron a rejeté la perspective d’une hégémonie américaine sur le reste du monde, et plus particulièrement sur les 6 autres pays membres du G7: « Il n’y a pas d’hégémonie mondiale, si nous savons nous organiser. Et nous n’avons pas envie qu’il y en ait. Moi je crois à la coopération et au multilatéralisme parce que, de toutes mes forces, je résiste à l’hégémonie. L’hégémonie, c’est la loi du plus fort. L’hégémonie, c’est la fin de la règle de droit ». Ce faisant, et malgré lui, il a démontré l’utilité de connaissances savantes en Relations internationales rompant avec le sens commun dont il est victime – il est vrai après tant d’autres politiques guère soucieux de vigilance épistémologique et de rigueur sémantique. Pourquoi ? Tout d’abord parce qu’il méconnaît le sens du mot ‘hégémonie’. Et ensuite parce qu’il ignore l’histoire des relations internationales.
En Relations internationales, le concept d’hégémonie, du grec hegemonia, signifie le leadership reconnu au plus fort par les moins forts, et non pas la loi du plus fort. L’hegemonia, c’était la direction de leurs affaires communes, c’est-à-dire extérieures face au péril perse, que les cités-États grecques reconnaissaient à Sparte, puis à Athènes, dans leur combat commun contre la Perse. « Résister à l’hégémonie » est donc un oxymore, vu que l’hégémonie présuppose la reconnaissance de la direction de l’une des unités par celles sur qui, avec leur consentement, elle s’exerce. En fait, ce dont Emmanuel Macron ne veut pas, c’est d’un empire, sous-entendu américain – mot né avec l’Empire romain, justement corrélé à la loi du plus fort et à la fin de la règle de droit tant l’Empire romain a été conquis par la force.
Ensuite, et comme l’a montré Charles Kindleberger, l’hégémonie est la précondition pour que puissent exister et fonctionner la coopération et le multilatéralisme, au sens d’ensemble de règles que des unités politiques adoptent d’un commun accord et qu’elles respectent dans la durée quel que puisse être leur intérêt du moment. Pour preuve, le multilatéralisme a fonctionné au sein du Concert européen des puissances dans la foulée du Congrès de Vienne mis sur pied par les Britanniques vainqueurs de Napoléon et par la suite puissance prédominante. Pour preuve a contrario, le multilatéralisme a échoué pendant l’entre-deux guerres, tant la Société des Nations ne pouvait fonctionner vu l’absence des États-Unis: à l’époque la déjà principale puissance s’était retirée dans l’hémisphère occidental au nom de sa tradition isolationniste. Pour preuve encore, le multilatéralisme dont se réclame Emmanuel Macron a été mis sur pied justement par les États-Unis à la sortie de la Seconde guerre mondiale – de l’ONU au GATT/OMC en passant par le FMI : d’ailleurs, le fait que la France, comme les autres membres du G7, critiquent les décisions de Trump, son unilatéralisme donc, prouve par l’absurde que dans leur propre esprit la présence des États-Unis est la condition pour qu’il puisse y avoir coopération.
Ceci étant, comme l’a démontré Robert Gilpin, le leadership est fonction de la primauté matérielle de l’hégémon. Si celle-ci décline, ou est perçue comme étant en recul, alors on peut s’attendre à ce que l’hégémon cesse d’être bénin et soit tenté de devenir prédateur. Venant après celui de Bush junior, le comportement Trump est en voie de confirmer cette thèse. À Macron et aux cinq autres chefs du G7 d’en tirer les conséquences s’ils sont un tant soit peu cohérents avec eux-mêmes : dénoncer le comportement américain cache mal leur manque de ressources matérielles et leur absence de courage politique. Mais il vrai que dénoncer les États-Unis paie toujours … On ne prête qu’aux riches après tout !

Trump reconnaît Jérusalem comme capitale d’Israël

Trump reconnaît JerusalemLe 6 décembre 2017, Donald Trump a reconnu Jérusalem comme capitale d’Israël. Critiquée sur le plan juridique parce qu’unilatérale et contraire aux résolutions de l’ONU, cette décision est aussi intéressante sur le plan des théories des relations internationales. À première vue en effet, elle réfute la théorie réaliste selon laquelle un État poursuit son intérêt national, défini en termes de puissance selon les réalistes offensifs, de sécurité selon les réalistes défensifs : on voit mal comment les États-Unis verraient leur sécurité améliorée, vu que cette décision apporte de l’eau au moulin de tous les acteurs anti-américains de la région, de l’Iran aux réseaux terroristes de toute obédience ; de même que l’on voit mal comment les États-Unis verraient leur puissance augmentée, vu qu’en faisant le pari d’Israël, ils s’aliènent les puissances régionales alliées, de la Turquie à l’Arabie Saoudite. Pourtant, la théorie réaliste n’est pas complètement désarmée face à cette énigme. Parlant des États-Unis, Hans Morgenthau dans Politics among Nations souligne ainsi que la rationalité de la politique étrangère américaine est limitée parce que conduite dans des conditions démocratiques où l’opinion publique joue un rôle important. Quant à Carl von Clausewitz, il va jusqu’à reconnaître que parfois la politique étrangère est guidée par la vanité des dirigeants ou des intérêts privés qui, en l’occurrence, peuvent être minoritaires sinon mesquins.
C’est cette dernière hypothèse qui est creusée par John Mearsheimer & Stephen Walt dans leur analyse du poids du lobby pro-Israélien sur la politique étrangère américaine en général, et au Proche- et Moyen-Orient en particulier. Rappelant que les États-Unis n’ont commencé à soutenir Israël de façon systématique que depuis les années 60 – ce sont les Soviétiques qui, quelques minutes avant les USA, avaient les premiers reconnu Israël en 1948, là la fois parce qu’Israël avec ses Kibboutz proposait un modèle économique qui n’était pas sans rappeler les kolkhozes et parce que les monarchies arabes de l’époque étaient encore sous influence britannique -, ils montrent comment dans le système pluraliste américain ouvert aux groupes de pression de toutes sortes, de la NRA aux réfugiés cubains anti-Castro, les groupes d’intérêt favorables à Israël, à commencer par l’AIPAC, arrivent à influencer la politique étrangère américaine dans un sens systématiquement favorable à Israël – en finançant les campagnes électorales des candidats pro-israéliens, en publiant des analyses favorables à Israël, en assimilant toute critique d’Israël à de l’antisémitisme, etc.
D’après Mearsheimer et Walt, la seule façon un tant soit peu susceptible de contrer cette influence qu’ils estiment néfaste consisterait à monter un contre-lobby pro-arabe ou pro-palestinien. Quand on sait que leur analyse remonte à 2006, le moins que l’on puisse dire au vu de la politique de Trump c’est que ce n’est pas demain la veille qu’un tel contre-lobby est susceptible de rétablir un semblant de checks and balances au sein du processus de prise de décision prévalant à la Maison Blanche.

Londres, Manchester, Berlin, Nice, Bruxelles, Paris …

Londres AttentatLondres en juin 2017, Manchester en mai 2017, Londres en mars 2017; Berlin, Nice et Bruxelles en 2016 ; Paris à deux reprises en 2015 ; … : les attentats se suivent et se ressemblent en Europe de l’Ouest ces dernières années. Les responsables politiques y voient autant d’attaques barbares et lâches contre l’Occident, la civilisation, la liberté, la démocratie, etc., commises par des individus radicalisés adeptes d’un islamisme haïssant les valeurs et le mode de vie de nos sociétés ouvertes. Et en vue d’empêcher de nouveaux attentats, ils adoptent des lois d’exception, cherchent à prévenir la radicalisation, surveillent les réseaux sociaux, combattent l’islamisme extrémiste, renforcent les contrôles aux frontières, etc. Jusqu’à présent, ces mesures se sont révélées inefficaces. Pourquoi ? Peut-être – et la prudence et la modestie s’imposent ici – parce que la cause profonde des attentats est liée à la politique étrangère que mènent les pays frappés par ces attentats dans les régions du monde d’où sont originaires ceux qui les organisent ou inspirent.
Cette hypothèse, que les médias évoquent rarement et que les responsables politiques taisent complètement, est corroborée par la science politique dans ses recherches sur le pourquoi du terrorisme. Partant de la définition du terrorisme comme forme spécifique de violence politique frappant symboliquement des cibles non-combattantes en vue de produire des effets psychologiques susceptibles d’inciter les autorités des entités frappées à changer de politique à leur égard, des recherches entreprises depuis Robert Pape montrent que le premier but poursuivi par des organisations politiques est l’indépendance territoriale et/ou l’auto-détermination nationale, quelle que soit par ailleurs l’idéologie mise en avant – nationaliste, marxiste, religieuse. Vu que cet objectif est dénié à Al-Qaida et à l’État islamique tant par les régimes que ces groupes combattent que par les alliés de ces régimes et/ou les puissances qui interviennent militairement, ces organisations multiplient les attentats à leur encontre : d’après Simon Collard-Wexler et al., l’irruption d’attentats suicides est directement corrélée à des occupations étrangères, et leur nombre augmente significativement lorsque les forces étrangères, démocratiques ou non, relèvent d’une religion différente. Alex Braithwaite a montré qu’un État intervenant dans une guerre civile a une probabilité statistique 60 fois plus élevée d’être frappé par des attentats qu’un État lambda non-interventionniste. La stratégie militaire du light footprint choisie par les forces d’intervention augmente cette probabilité : incapables de riposter aux forces spéciales tuant à distance grâce aux missiles et autres drones dont elles disposent – combien de soldats occidentaux, ou russes, tués en Syrie et en Irak? -, les groupes terroristes s’attaquent aux cibles vulnérables que sont les populations civiles dans le but de substituer à l’asymétrie qui leur est défavorable une espèce d’équilibre de la terreur dont ils se disent qu’il finira par faire céder les puissances interventionnistes.
Conclusion : les attentats que connaissent nos sociétés risquent de se répéter aussi longtemps que perdurent les interventions extérieures dans les territoires d’origine des groupes terroristes. Pour preuve, toutes choses égales par ailleurs: la liste s’allonge depuis la rédaction de cette analyse – Barcelone en août 2017, New York en octobre 2017.

La mère de toutes les bombes

moabOn connaissait Moab, jolie petite ville dans l’Utah baignée par les méandres du Colorado au large du Dead Horse Point, et point de départ vers deux merveilles du Wild West américain : Arches NP et Canyonlands NP. Grâce à Trump, on connaît maintenant MOAB = Massive Ordnance Air Blast, plus connue comme Mother of All Bombs, tant il s’agit de la plus puissante bombe conventionnelle jamais produite et, désormais, jamais utilisée – contre un complexe de grottes et tunnels de l’État Islamique en Afghanistan le 13 avril 2017. À écouter l’administration américaine, il s’agissait d’éviter à des troupes américaines d’avoir à se battre sur le terrain, au prix de pertes élevées – un argument, toutes proportions gardées, déjà avancé pour justifier les bombes nucléaires lancées sur le Japon en 1945. Comme quoi il y a des États qui paradent avoir leurs armes, et ceux qui les utilisent. Voilà qui corrobore ce que disait, à propos de la bombe nucléaire justement, Kenneth Waltz, décédé trop tôt pourtant pour connaître Trump : “As ever in international politics, the biggest dangers come from the biggest powers ».

De Donald Trump à George Washington, retour vers le futur ?

george-washington« Candidat des petites gens, Donald Trump a mené une campagne populiste … Président élu, il s’entoure de milliardaires, de patrons de multinationales, de généraux (trois) et d’anciens de la banque Goldman Sachs (trois). Avec la nomination, mardi 13 décembre, du PDG d’ExxonMobil, Rex Tillerson, à la tête de la diplomatie américaine, la future équipe de M. Trump est pratiquement au complet. … On cherche en vain, ici, une ligne politique directrice, une vision cohérente, en dehors de la ligne America first … Les talents demandés aux membres de l’équipe Trump ne sont ni politiques ni idéologiques, mais ceux de praticiens et d’hommes d’affaires, à l’image du futur président lui-même. … Attachez vos ceintures ». À l’image de l’ensemble de la presse, américaine incluse, Le Monde du 15 décembre 2016 ne cache ni l’embarras ni l’inquiétude que lui inspirent les premiers pas de l’administration Trump – pas encore au pouvoir qui plus est.
Et pourtant, l’America First est au coeur de la diplomatie américaine depuis son tout premier Président, George Washington, comme nous en donne une idée sa Farewell Address dont voici quelques extraits significatifs : « The great rule of conduct for us in regard to foreign nations is in extending our commercial relations, to have with them as little political connection as possible… It is our true policy to steer clear of permanent alliances with any portion of the foreign world… Taking care always to keep ourselves by suitable establishments on a respectable defensive posture, we may safely trust to temporary alliances for extraordinary emergencies ». Certes, depuis, et comme l’a montré Walter McDougall, la politique étrangère américaine a subi d’autres influences : exceptionnalisme, impérialisme, libéralisme, réalisme, interventionnisme, etc., ont été autant de doctrines qui, tantôt alternativement, tantôt cumulativement, ont guidé des résidents de la Maison Blanche hésitant par ailleurs entre unilatéralisme ou  multilatéralisme pour ce qui est de la mise en oeuvre de la stratégie retenue. Reste que l’isolationnisme n’a jamais été complètement oublié. Et dans cette perspective, quoi de plus cohérent que de nommer des milliardaires PDG et autres banquiers pour « étendre (l)es relations commerciales » américaines et éviter qu’elles ne soient pénalisées par des régimes de protection sociale ou environnementale ? Quoi de plus logique que de nommer des militaires susceptibles de n’avoir ni ami permanent ni ennemi éternel lorsqu’il s’agit de trouver des alliés en fonction de quelques « urgences extraordinaires » du moment ?
Washington-Trump, même combat alors ? Provocante, la comparaison a le mérite de faire réfléchir…

Aux armes citoyens?
garde-nationaleLe 12 octobre 2016, un peu moins d’un an après les attentats de Paris du 13 novembre 2015, la Garde nationale a vu le jour en France. Si elle est aussi le nouveau nom donné à des réserves opérationnelles déjà existantes dont le nombre va être augmenté, cette création n’en est pas moins révélatrice de l’évolution de la composition des armées et de la nature des guerres contemporaines – les deux phénomènes étant liés. En effet, les réserves opérationnelles, qui datent de 1997, avaient été imaginées suite à la réforme des armées qui, entreprise sous le premier mandat de Jacques Chirac, avait mis fin à la conscription universelle et obligatoire. Celle-ci avait elle-même été instaurée par la loi Jourdan en 1798, suite à la levée de masse décidée en 1793 pour pallier les défections des volontaires de 1792 auxquels la Révolution avait eu recours pour repousser les tentatives d’invasion en provenance des monarchies européennes. En quelque sorte alors, de même que la Révolution avait appelé aux armes les citoyens – dixit La Marseillaise – lorsque sa survie était en danger, et ce d’autant plus qu’elle avait aussi créé une milice citoyenne pour maintenir l’ordre et la sécurité intérieure, de même la France en « état de guerre » depuis les attentats de 2015 essaie-t-elle, avec la Garde nationale qui vise à « répondre au besoin de protection du pays », de renouer des liens entre l’armée et la nation auxquels la réforme de 1996 avait mis fin.
Pourquoi d’ailleurs une telle réforme – intervenue dès la fin des années cinquante au Royaume-Uni et après la Guerre du Vietnam aux Etats-Unis ? A cause de la prise de conscience de ce que l’armée professionnelle apparaissait comme le modèle d’armée le plus efficace pour mener les guerres de l’après-Guerre froide qui étaient des guerres de projection, d’intervention, de maintien de l’ordre international. Avant Chirac, Mitterrand avait parfaitement résumé ce nouvel état d’esprit, à l’occasion de la Guerre du Golfe de 1991, comme l’a rappelé le regretté Bastien Irondelle  dans son étude exemplaire de ladite réforme : « S’il s’agit de protéger le territoire national et de contribuer à la défense de l’Europe, la participation de tous les citoyens, ce qu’on appelle la conscription, me paraît nécessaire. S’il s’agit d’opérations lointaines, nos soldats professionnels en ont la compétence et la mobilité ». Nouvel état d’esprit qui, à vrai dire, ne faisait que tirer la leçon de la corrélation historique, depuis Sparte et l’Empire d’Alexandre le Grand, entre armées de métier, composées de professionnels, et/ou de mercenaires, et/ou de non-nationaux, et guerres offensives d’un côté ; milices et armées de citoyens, et/ou de volontaires, et/ou de nationaux, et guerres défensives de l’autre. Depuis lors, les attentats sont passés par là et, avec le territoire national de nouveau objet d’actes de guerres, il est logique de redécouvrir l’utilité de forces défensives et citoyennes. Ceci étant, et à supposer que les attaques contre le territoire national soient autant de représailles mises en oeuvre par des acteurs ciblés par les guerres d’intervention françaises, comment ne pas soulever la question suivante : les décideurs politiques français ont-ils recours à une armée-bis composée de citoyens prenant en charge la sécurité du territoire pour mieux continuer à confier à l’armée composée de professionnels les guerres offensives que la France mène au-delà de son territoire national?

Bisbilles franco-russes, bis repetita
poutinehollande« Hegel fait remarquer quelque part que, dans l’histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. Caussidière et Danton, Louis Blanc et Robespierre, la Montagne de 1848-1851 et la Montagne de 1793-1795, le neveu et l’oncle. » Quelque cent-cinquante ans après Le 18 brumaire de Louis Bonaparte de Karl Marx, il n’est pas impossible que ledit neveu ait à son tour trouvé son successeur en la personne de François Hollande, tant en effet à l’image de Napoléon III aux prises avec le Tsar Nicolas 1er du Proche-Orient jusqu’à la Crimée, Hollande a lui aussi affaire à Vladimir Poutine au sujet précisément … du Proche-Orient et de la Crimée.
Rappelons les faits anciens d’abord, pour mieux établir un parallèle, toute proportion gardée donc, avec l’actualité franco-russe allant du refus de vente des navires Mistral en 2015 à l’annulation de la visite de Poutine à Paris en octobre 2016, en passant par le discours de François Hollande soulignant l’été dernier le risque « d’embrasement général » en Syrie pour cause d’interventions extérieures multiples – oubliant la sienne au passage. En 1853 éclate la Guerre de Crimée qui voit s’affronter la Russie à l’Empire Ottoman allié à la France et à la Grande Bretagne. Si la France et la Grande Bretagne défient la Russie autour de Sébastopol, la cause de la guerre n’est pas la Crimée, conquise par la Russie à la fin du 18e siècle au détriment du seigneur local vassal de l’Empire Ottoman, mais la rivalité franco-russe au sujet du soutien que les deux puissances apportent aux minorités chrétiennes de Jérusalem, à l’époque sous souveraineté turque. Prenant prétexte d’une dispute entre Chrétiens occidentaux et orientaux pour le contrôle des lieux saints, Nicolas 1er demande en effet à l’Empire ottoman de le reconnaître comme le protecteur des Orthodoxes dans l’ensemble de l’Empire Ottoman. Cette demande, qui équivaut à réclamer un droit d’ingérence dans les affaires intérieures d’un autre pays, est rejetée, et la guerre éclate alors entre Saint-Pétersbourg et Constantinople. La France et la Grande-Bretagne entrent à leur tour dans la guerre, craignant que la Russie ne profite de ce conflit face à l’homme malade de l’Europe pour poursuivre son expansionnisme, notamment dans les Balkans. Avec succès pour ce qui est du maintien du statu quo, mais au prix de la fin du Concert européen des puissances qui avait contribué à maintenir la stabilité en Europe tout au long de la première moitié du 19e siècle.
Depuis fin 2013 – voir plus bas – la Crimée est revenue au centre des préoccupations continentales, mais le fait accompli auquel a procédé la Russie de Poutine en l’annexant a fini par être digéré par les rivaux occidentaux de la Russie parmi lesquels les Etats-Unis jouent le premier rôle jadis réservé aux Anglais et, accessoirement, aux Français. C’est vers la Syrie que le contentieux franco-russe semble alors s’être déplacé depuis l’été 2015, avec de nouveau des ingérences tous azimuts des deux côtés : en faveur des rebelles pro-occidentaux soutenus par Hollande en lieu et place des Catholiques chers à Napoléon III ; en soutien du régime d’Assad porté à bout de bras par Poutine en lieu et place des Orthodoxes chers à Nicolas 1er. Pas de conflit armé à l’horizon ceci dit, en dehors bien sûr de celui proxy que pour des questions de gloire, comme dirait Raymond Aron, ils sont d’accord de se livrer sur place par satellites locaux interposés. Et c’est là où l’on voit que l’Histoire se répète moins qu’elle ne bégaie : entre la puissance pauvre qu’est en soi la Russie d’après Georges Sokoloff, et une France en perpétuelle réinvention de sa puissance d’antan comme le montre Frédéric Charillon, une simple bouderie diplomatique fera l’affaire – hégémonie américaine oblige …

Of Europe, not in Europe
great briitain leaves european union metaphorDans son Nomos de la terre, c’est avec l’expression « Of Europe, not in Europe » que Carl Schmitt résume la politique européenne de l’Angleterre pendant les trois siècles qui vont de sa victoire sur l’Armada espagnole à l’origine de son ascension jusqu’à la Première guerre mondiale qui sonne le glas de son hégémonie : consciente, depuis sa défaite lors de la Guerre de cent ans, qu’elle ne peut guère occuper durablement un territoire sur le continent, l’Angleterre tire profit de son insularité pour, grâce à sa domination des mers, maintenir l’équilibre entre les puissances continentales par une stratégie de offshore balancing, garantissant ce faisant et sa sécurité et sa suprématie. Sachant que depuis la fin de la Seconde guerre mondiale l’essentiel de sa diplomatie repose sur sa special relationship avec le nouvel hégémon américain, avec comme point d’orgue le zèle de Tony Blair s’engageant aux côtés de George W. Bush en Irak en 2003, il n’est pas impossible de voir dans l’adhésion britannique tardive à la Communauté devenue Union européenne une tentative désespérée de fixer non pas « le nomos de la terre depuis la mer », vu que l’Angleterre n’en a plus les moyens, mais la construction européenne depuis la City, où elle continue de bénéficier de beaux restes : d’où le refus britannique tant de l’Euro que de Schengen dans l’espoir de voir l’Europe se limiter à un simple marché économique plutôt que de progresser vers une union politique. Vu sous cet angle, le ‘I want my country back’ de Nigel Farage n’est alors jamais que le lointain écho du ‘I want my money back’ de Margareth Thatcher, et le Brexit a le mérite de mettre fin à l’hypocrisie – partagée des deux côtés de la Manche – qui a présidé aux relations anglo-européennes de 1973 à 2016.

Attentats à Paris – 6
valls« Une partie de la gauche s’égare au nom de grandes valeurs en oubliant le contexte, notre état de guerre, et le discours du président devant le Congrès. » En établissant, dimanche 27 décembre 2015, un lien entre l’état de guerre dans laquelle se trouve la France et l’erreur commise d’après lui par la partie de la gauche critiquant le maintien de la déchéance de nationalité dans le projet de loi constitutionnelle souhaité par François Hollande, Manuel Valls ne s’égare pas, lui. Ses propos, et la pratique qu’ils justifient, reflètent la tendance traditionnelle des démocraties à adopter des politiques liberticides lorsqu’elles font face à des menaces externes qui les confrontent au dilemme sécurité-liberté.
Témoin du début de la guerre froide lorsqu’aux États-Unis la Commission de la Chambre des Représentants sur les Activités Anti-Américaines et le Sénateur McCarthy avaient déclenché la chasse aux sorcières réputées communistes, Gaston Bouthoul avait souligné à ce sujet que « la guerre est le repos des gouvernants. (…) Ils peuvent invoquer à chaque instant le salut public, la patrie en danger et faire ce qui leur plaît. Ils ont le droit de déclarer oiseuses toutes les autres questions, d’imposer silence à toutes les réclamations, de s’opposer à toutes les curiosités. La guerre permet aux gouvernements les plus démocratiques d’imposer la soumission, l’obéissance passive et la discipline à leurs citoyens devenus, en l’occurrence, des sujets. (…) Instantanément la démocratie se transforme en Etat policier où règnent la censure et la délation. Les garanties constitutionnelles sont suspendues et l’arbitraire règne. D’ailleurs, à elle seule la menace de guerre suffit ». Depuis, la pertinence de cette analyse a été confirmée au lendemain des attentats du 11 septembre 2001: la guerre contre le terrorisme global se traduit par l’adoption du USA PATRIOT Act donnant aux agences fédérales des pouvoirs extraordinaires pour, sans contrôle judiciaire, perquisitionner les propriétés privées, saisir des documents confidentiels, mettre sur écoute tout appareil de communication utilisé par une personne en rapport avec un présumé terroriste, requérir des fournisseurs d’accès à internet des informations personnelles sur les internautes, etc. A son tour, la France vient d’emboîter le pas, avec la proclamation de l’état d’urgence succédant à l’adoption de la loi sur le renseignement de 2015 et précédant la réforme du code pénal, autant d’atteintes aux fondements mêmes d’une démocratie libérale pour cause de confusion des pouvoirs et d’empiètement du pouvoir administratif sur le pouvoir judiciaire. Bref, des démocraties installées ne sont pas à l’abri de se transformer de façon rampante en Etats d’exception, pour reprendre l’expression chère à Giorgio Agamben, lorsqu’elles sont en état de guerre.
Comment expliquer l’acceptation de ces évolutions par les citoyens eux-mêmes? Un début de réponse se trouve dans la définition de la démocratie par Abraham Lincoln, qui y voyait « le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple », définissant ce faisant une démocratie tant par les origines de son gouvernement – il est issu de la volonté des citoyens (du peuple), que par son exercice – il est exercé par les représentants que se donnent les citoyens (par le peuple), et ses finalités – il est au service des intérêts des citoyens (pour le peuple). Appliquée à la situation actuelle, cette conception revient à dire qu’une démocratie confrontée au risque (d’état) de guerre privilégie la dimension « gouvernement pour le peuple » au détriment des dimensions « gouvernement du peuple » et « gouvernement par le peuple »: elle assure, d’abord, la sécurité des citoyens et, pour ce faire, met entre parenthèses leur liberté, pour mieux assurer la survie de la société elle-même, condition sine qua non de ladite liberté de ses membres.
Reste qu’en agissant ainsi sur la base du principe machiavelien necessitas legem non habet, une démocratie fait sien le postulat réaliste de la primauté de la politique extérieure comme haute politique sur la politique interne comme basse politique : tant que prévaut l’état de paix, les ordres politiques internes peuvent s’organiser comme ils s’entendent, et si elle le désire, une société peut se permettre d’être une démocratie, synonyme de pluralisme partisan, de transparence contradictoire, de débat critique; à l’inverse, lorsque état de guerre et a fortiori lorsque guerre il y a, les exigences de survie d’une société dans un milieu hostile l’obligent à faire prévaloir l’union sacrée, le secret d’Etat, l’action urgente, sous peine pour ladite société de perdre son indépendance. Reste aussi que le réaménagement – a priori temporaire – de LA Grundnorm démocratique qu’est la séparation des pouvoirs entre exécutif, législatif et judiciaire en faveur du premier, et au détriment des deux autres, débouche forcément sur toutes sortes d’abus, comme le montrent Frederick Schwarz Jr. & Aziz Huq à partir de l’exemple américain.

Attentats à Paris – 5
ralliementLe 1er décembre 2015, moins de trois semaines après les attaques à Paris, la cote de popularité de François Hollande a augmenté de 22 points pour atteindre 50 % d’opinions positives, son meilleur score depuis juillet 2012. Comparable à la progression de 21 points qu’il avait déjà enregistrée au lendemain des attentats de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher (de 19 à 40 % d’opinions favorables), cette embellie est due à l’effet ralliement-autour-du drapeau qu’un conflit, a fortiori armé, avec un ennemi extérieur produit au sein d’un pays. Depuis l’étude pionnière de John Mueller analysant les conséquences de la guerre au Vietnam en termes de popularité de l’exécutif américain, tous les leaders occidentaux en guerre en ont bénéficié : Margaret Thatcher en 1982 suite à l’invasion des Falklands par la junte argentine, George Bush Senior et François Mitterrand après la victoire de la coalition permettant de rétablir la souveraineté du Koweït envahi et annexé par Saddam Hussein, George Bush Junior aux lendemains des attentats du 11 septembre et des opérations Enduring Freedom et Iraqi Freedom qui s’en sont suivies contre les Talibans et de nouveau contre Saddam Hussein.
Ceci étant, il ne faut pas se méprendre sur le sens réel de ce bénéfice politique postulé dès la sociologie des conflits d’un Georg Simmel ou d’un Lewis Coser posant que les conflits avec les groupes extérieurs renforcent la cohésion intérieure d’un groupe, mobilisent ses défenses et réaffirment en particulier son système de valeurs devant l’ennemi extérieur. En effet, la relégitimation dont profitent ainsi les décideurs, grâce à une union nationale largement retrouvée, est un effet d’aubaine et non pas un résultat obtenu suite à la provocation consciente d’une crise internationale, comme l’affirme la théorie de guerre comme diversion depuis Jean Bodin, selon qui « le plus beau moyen de conserver un Etat et de le garantir contre les rébellions, séditions, et guerres civiles, c’est d’avoir un ennemi, auquel on puisse tenir tête ». Il faut également savoir que cet effet d’aubaine a de fortes chances d’être de (très) courte durée, qu’il est susceptible de se retourner contre l’exécutif en cas d’enlisement dans une guerre externe sans résultat visible, et enfin, et dans tous les cas, que le gain électoral interne tiré de la virtù externe qui lui est momentané reconnue est quasiment nul : le fait pour Winston Churchill d’avoir été pendant presque 2 ans le seul dirigeant à tenir tête à Hitler ne l’a pas empêché de perdre les élections législatives alors que la Seconde guerre mondiale n’était même pas encore terminée ; George Bush Senior s’est fait battre aux Présidentielles américaines de 1992 par un certain Bill Clinton assez intelligent politiquement pour faire porter l’enjeu principal du scrutin sur son fameux ‘It’s the economy, stupid’.
Avec Benjamin Page & Robert Shapiro, on en déduira, contre les théoriciens élitistes de la démocratie inspirés notamment par Alexis de Tocqueville, que les citoyens sont rationnels, et peu susceptibles de se laisser séduire par des réussites sur un terrain où, la plupart du temps, leurs intérêts ne sont pas directement en jeu.

Attentats à Paris – 4
hollande« Les barbares qui l’attaquent [la France] … ne parviendront pas … à abimer l’âme française ». Emblématique à bien des égards, le discours de François Hollande devant le Congrès l’est aussi au sujet de ce que Raymond Aron appelle les « objectifs éternels » de la politique étrangère d’une unité politique. L’expression « âme française » est ici cruciale, tant elle est déclinée et de façon défensive et de manière offensive, comme l’indiquent les extraits suivants: « Jamais ils [lesdits barbares] ne nous empêcheront de vivre, de vivre comme nous en avons décidé, de vivre pleinement, de vivre librement. … Nous devons continuer, continuer à travailler, continuer à sortir, continuer à vivre, continuer à influencer le monde ». La première dimension renvoie à la sécurité, dont Aron dit qu’elle est le premier objectif que cherche à garantir une unité politique – sécurité nationale, mais aussi sociétale, identitaire, ontologique, ce qu’exprime le passage suivant: « Nous éradiquerons le terrorisme parce que les Français veulent continuer à vivre ensemble sans rien craindre de leurs semblables ». La seconde concerne ce que Aron appelle la puissance, objectif recherché en vue d' »influer sur le sort de l’humanité, sur le devenir de la civilisation », en vue de « répandre la vraie foi, [pour] que l’organisation conforme au sens de la vie et de l’histoire gagne l’humanité toute entière », comme le véhicule le passage ci-après: « Nous éradiquerons le terrorisme parce que nous sommes attachés à la liberté et au rayonnement de la France dans le monde. … Nous éradiquerons le terrorisme pour que la France continue à montrer le chemin ». Logiquement, lorsqu’un tel messianisme rencontre un alter qui n’est pas ego, l’état de guerre s’ensuit assez mécaniquement.

Attentats à Paris – 3
antidaesh« Il faut un rassemblement de tous ceux qui peuvent réellement lutter contre cette armée terroriste dans le cadre d’une grande et unique coalition ». Annoncé par François Hollande, le tournant diplomatico-stratégique opéré par la France et consistant à se rapprocher de la Russie, et donc de l’Iran et du Hezbollah sinon d’Assad (sans le dire, cela va de soi), tout en restant aux côtés de la coalition déjà existante autour des États-Unis et des puissances régionales pro-occidentales, n’est pas sans rappeler, toute proportion gardée, la mise sur pied de la coalition anti-hitlérienne. Dans les deux cas, nous avons affaire à des alliés qui, pour reprendre la métaphore inventée par Mao dans un autre contexte, couch(ai)ent dans le même lit sans pour autant faire les mêmes rêves. Si en effet la France et les Etats-Unis combattent en priorité l’Etat islamique tout en voulant se défaire d’Assad, ce pour quoi ils soutiennent et l’Armée syrienne libre et les Kurdes, l’Arabie Saoudite et la Turquie cherchent d’abord à se débarrasser d’Assad que la Russie et les puissances chiites cherchent au contraire a sauver – y compris en combattant l’Armée syrienne libre, alors que la Turquie ne vise guère plus l’Etat islamique que les Kurdes qu’elle combat par ailleurs sur sa scène politique intérieure.
Loin d’être aberrantes, ou cyniques, de telles pratiques s’expliquent par la théorie réaliste des alliances et, en l’occurrence, des coalitions – qui sont des alliances informelles. Tout d’abord, comme le montre Stephen Walt, les alliances regroupent des Etats qui, quels que soient leurs régimes internes et principes idéologiques, ont quelques intérêts en commun, et notamment celui de faire face ensemble à une menace dont aucun ne parvient à se débarrasser tout seul – Hitler en 1941, Daesh de nos jours. Seule la réalité de la guerre froide, avec des alliances durables et fondées sur le principe du ‘Qui se ressemble s’assemble’ telles que l’OTAN et le Pacte de Varsovie, a pu faire oublier que les alliances obéissent à des considérations contextuelles et conjoncturelles, et que dans cette perspective reste valable la sagesse d’un Churchill notant que « si Hitler avait envahi l’enfer, je me serais débrouillé pour avoir un mot gentil pour le Diable ». Les alliés n’ayant que quelques intérêts en commun, ils continuent logiquement, au sein de l’alliance qu’ils acceptent de former un peu par défaut, d’être guidés par le principe du self-help, du chacun pour soi cher à Kenneth Waltz.
Concrètement, ils pratiquent la stratégie du buckpassing, consistant à essayer de refiler la patate chaude aux autres alliés en leur faisant supporter le poids principal de la lutte contre l’ennemi commun. Davantage, ils peuvent être tentés d’adopter la stratégie du bloodletting, consistant à favoriser l’affaiblissement tant de l’ennemi que de l’allié à qui ils refilent la patate chaude pour que les deux se saignent mutuellement à blanc. John Mearsheimer a ainsi montré que pendant la deuxième moitié des années trente, la Grande Bretagne et la France ne désespéraient pas de dévier le danger nazi vers l’URSS, et réciproquement pour cette dernière – avec plus de succès d’ailleurs comme l’a démontré le pacte Molotov-von Ribbentrop. Pendant la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont attendu 1944 avant de débarquer en Normandie, vu qu’ils avaient tout à gagner à ce que ce que les Soviétiques s’épuisent en livrant un combat à mort contre les Nazis.
Appliquée aux événements en cours, cette analyse permet de comprendre que la Russie vise d’abord l’Armée syrienne libre sachant que la France et les USA vont se coltiner l’Etat islamique; que la Turquie et l’Arabie Saoudite ne peuvent pas ne pas pratiquer un double jeu face à l’Etat islamique dont la présence les arrange au vu de leur visée anti-Assad coupable d’être lié à l’Iran qui est le principal compétiteur régional et de l’une et de l’autre; que la France depuis 2011 change de politique au fur et à mesure de l’attitude américaine dont elle dépend pour le soutien logistique de son intervention; et que les USA justement cherchent à ne pas trop en faire de peur de s’embourber comme cela leur est arrivé à la fois en Afghanistan et en Irak.

Attentats à Paris – 2
pacte-de-securite« Dans ces circonstances, je considère que le pacte de sécurité l’emporte sur le pacte de stabilité ». En prononçant cette phrase lors de son allocation devant le Congrès réuni à Versailles, François Hollande a consacré à la fois le postulat réaliste (au sens de la théorie des RI) de la primauté de la haute politique sur la basse économie et le postulat libéral (au sens de la philosophie politique) de l’État gendarme aux prérogatives in fine régaliennes.
Ce faisant, il donne tout d’abord raison à Robert Gilpin contre Susan Strange. Suite à la fin de la guerre froide, celle-ci avait à la fois proclamé et déploré « le retrait de l’Etat », dû notamment à une globalisation tous azimuts synonyme d’ascension irrésistible d’acteurs non-étatiques, des entreprises aux mafias. Dans un ouvrage collectif rendant hommage à l’internationaliste iconoclaste britannique, Robert Gilpin lui avait répondu qu’« un monde économiquement et politiquement moins sûr conduirait à une résurrection du pouvoir d’Etat ». Après les Etats-Unis dans la foulée de nine eleven, au tour de la France de corroborer le néoréaliste américain.
Et comme l’insécurité politique qui est à l’origine du retour de l’Etat débouche sur l’instauration d’un état d’urgence, Hollande réhabilite aussi Thomas Hobbes et son Léviathan, « ce Dieu mortel (à qui), en vertu de cette autorité qu’il a reçue de chaque individu, l’emploi est conféré d’un tel pouvoir et d’une telle force que l’effroi qu’ils inspirent lui permet de modeler les volontés de tous, en vue de la paix à l’intérieur et de l’aide mutuelle contre les ennemis de l’extérieur ». Quand on sait depuis Joseph Strayer que l’Etat territorial s’est imposé comme forme privilégiée d’organisation politique des sociétés parce que son monopole de la violence physique légitime a permis de garantir la plupart du temps la sécurité de la plupart des citoyens que les seigneurs féodaux n’arrivaient plus à assurer, c’est là, peut-être, le prix à payer pour éviter le droit de légitime défense qui, synonyme de port d’armes pour tout un chacun, est envisagé par d’aucuns suite aux attentats du 13 novembre.

Attentats à Paris – 1
leparisien« La France est en guerre. Les actes commis vendredi soir à Paris et près du Stade de France sont des actes de guerre ». C’est par ces mots que François Hollande, suite aux attentats du 13 novembre 2013, a ouvert son allocution devant le Congrès le 16 novembre, avant de poursuivre : « Nous sommes dans une guerre contre le terrorisme djihadiste qui menace le monde entier », et de préciser que « cette guerre (…) a commencé depuis plusieurs années ». L’utilisation du mot ‘guerre’ – qui revient une quinzaine de fois dans ce seul discours – a fait couler beaucoup d’encre, certains reprochant à François Hollande de légitimer ce faisant un réseau terroriste de nature non-étatique en lui reconnaissant le statut d’armée, d’autres de recourir à ce vocable pour justifier la législation d’exception mise sur pied, d’autres encore de marcher dans les pas de George W. Bush au lendemain du 11 septembre, d’autres enfin d’oublier que pour qu’il y ait guerre il faut une déclaration de guerre.
Que dit la théoRIe ? Commençons par les définitions. Notion essentiellement contestable, le terme de terrorisme tout d’abord ne fait pas, loin s’en faut, l’objet d’une définition consensuelle. Dans son état des lieux des recherches existantes sur le terrorisme, Alex Schmid en recense 250, et ce n’est qu’un échantillon, avant de proposer ce qu’il espère être une définition acceptable du terrorisme comme « pratique conspirative d’actions violentes directes exécutées sans restrictions morales ni légales aucunes contre des cibles civiles et non-combattantes en vue de produire des effets psychologiques et de propagande sur différents publics et parties prenantes à un conflit ». Il précise un peu plus loin que les victimes directes du terrorisme ne sont pas la cible véritable des attentats, mais qu’il s’agit, à travers la peur instaurée par la terreur aveugle d’un côté, de faire changer la politique des autorités politiques gouvernant lesdites victimes, et à travers la preuve de l’efficacité spectaculaire des actions commises de l’autre, de séduire les potentiels sympathisants pour les enrôler à leur tour dans le combat mené.
Les choses sont plus simples pour ce qui est de la guerre, définie par Carl von Clausewitz comme « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ». Si maintenant on combine ces deux définitions et que l’on souligne le point commun qu’est la nature instrumentale tant de la guerre que du terrorisme comme formes de violence politique, alors oui, les attentats du 13 novembre, dans la suite notamment de ceux de janvier 2015, sont bien un acte de guerre : il s’agit pour ceux qui les ont commandités et/ou perpétrés de contraindre la France, au minimum, à cesser les bombardements auxquels celle-ci procède contre l’Etat islamique en Syrie et en Irak. Et le réciproque est vrai : la logique de guerre sous-tend également l’intervention française contre l’Etat islamique, dont il s’agit d’empêcher le triomphe du califat installé par ce dernier.

Kant indésirable au Proche-Orient
soldatsisraeliensLe 7 octobre 2015, lors d’une manifestation palestinienne à Ramallah en Cisjordanie, quatre soldats israéliens en civil, masqués et infiltrés parmi les lanceurs de pierre, se sont soudain détachés du groupe, avant de sortir des pistolets et de tirer sur plusieurs d’entre eux qu’ils ont ensuite fait prisonniers à l’aide de soldats en uniforme venus en soutien. Il suffit de connaître l’essai sur la paix perpétuelle de Kant, et plus exactement son sixième article préliminaire, soulignant que pour que la paix puisse triompher « aucun État en guerre avec d’autres ne doit se permettre des hostilités telles qu’elles rendraient impossible la confiance réciproque dans la paix future », pour comprendre la signification profonde de cet énième épisode de l’état de guerre israélo-palestinien que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de Troisième Intifada. Sachant que les attentats aux couteaux relèvent de la même logique du recours au « recrutement d’assassins » et autres « stratagèmes malhonnêtes », comment ne pas en déduire qu’aucune « confiance dans la manière de penser de l’ennemi (ne) subsiste au cœur même de la guerre » opposant Israël aux Palestiniens? Comment ne pas en conclure qu' »aucune paix ne (pourra) être conclue », tant l’hostilité en cours ressemble à une « guerre d’extermination »?

¡Cuba Sí!
obamacastroEn rouvrant officiellement leurs ambassades le 20 juillet 2015, Barack Obama et Raoul Castro ferment une page et de l’histoire des relations internationales et de la théorie des Relations internationales.
Une page, et plus exactement plus d’un siècle, d’histoire, parfaitement résumée par Lars Schoultz, depuis la guerre menée en 1898 par Mc Kinley contre la puissance impériale espagnole permettant à Cuba d’accéder à l’indépendance – toute formelle certes – en 1904, jusqu’à la fin de la guerre froide en 1989 et la chute de l’URSS qui ipso facto cesse de porter à bout de bras le seul régime communiste de l’hémisphère occidentale. Sans oublier, bien entendu, la tentative – ratée – d’invasion de l’île lors de l’épisode de la Baie des Cochons et, surtout, le point culminant de l’affrontement Est-Ouest qu’a été la crise des missiles de Cuba qui éclate en octobre 1962, après que des avions espions U2 américains aient découvert les fusées de portée intermédiaire susceptibles de frapper le territoire américain que l’URSS y avait déployées, histoire de remédier à l’infériorité stratégique soviétique de l’époque grâce à l’alliance avec Fidel Castro et Ernesto « Che Guevara » qui en 1959 avaient renversé le gouvernement de Batista coupable d’avoir fait de la Havane et le casino et le bordel des USA.
Une page, et plus précisément des bibliothèques entières de théorie des Relations internationales, tant cette crise constitue l’étude de cas empirique par excellence de la révolution behaviouriste dans la science politique américaine en général et de la Foreign Policy Analysis en particulier. En effet, c’est en interrogeant le pourquoi des décisions des deux « K » (Kennedy et Khrouchtchev) au moment de cette crise – pourquoi l’URSS a-t-elle déployé ses missiles ? pourquoi les Etats-Unis ont-ils proclamé la mise en quarantaine de l’Île de Cuba ? pourquoi l’Union Soviétique a-t-elle accepté de démanteler ses missiles, permettant ainsi une issue pacifique de la crise ? – que Graham Allison élabore ses trois modèles rationnel, organisationnel et bureaucratique d’explication de la prise de décision en politique étrangère qu’il présente dans son chef d’œuvre Essence of Decision. Depuis lors, le modèle de l’acteur sinon rationnel du moins prioritaire qu’est le chef de l’exécutif a été réhabilité, notamment par Steve Ietiv à partir des études de cas des guerres américaines contre l’Irak: voilà qui est donc confirmé par l’initiative en cours de Barack Obama et Raoul Castro.

Accord nucléaire avec l’Iran
accordiran« Un accord prometteur ». C’est sous ce titre que Le Monde du 15 juillet 2015 salue l’accord nucléaire auquel ont abouti les négociations de Vienne entre l’Iran d’un côté, les « 5 + 1 » de l’autre – Chine, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Russie & Allemagne – mandatés par l’ONU. En mettant « sous tutelle le programme de la République islamique afin de s’assurer qu’il ne lui permettra pas de se doter de l’arme nucléaire, […] l’accord de Vienne arrête la marche de l’Iran vers un équipement nucléaire chaque jour plus dangereux ». Cette dernière affirmation ne va pas de soi.
En effet, de nombreux analystes sont d’accord pour estimer que la guerre froide a été une longue paix, pour reprendre l’expression de John Lewis Gaddis, grâce à la modération stratégique que la révolution nucléaire a introduite dans les relations entre les deux supergrands de l’époque : la perspective de leur propre mort sinon du suicide de l’humanité a fait prendre conscience aux dirigeants concernés que la guerre ne pouvait plus être la simple continuation de la politique étrangère par d’autres moyens – comme elle a pu l’être dans le passé d’après Clausewitz. Logiquement alors, plus il y a de puissances détentrices de l’arme absolue chère à Bernard Brodie, plus la paix devrait être consolidée, ce qui revient à se féliciter de la prolifération nucléaire – et donc à se réjouir, dans le cas d’espèce, de la perspective d’accès de l’Iran au nucléaire militaire.
Pourtant, cet argument d’une limpidité toute arithmétique, mis en avant notamment par Kenneth Waltz, n’est pas vraiment partagé par les puissances nucléaires officielles qui en 1967 avaient établi le TNP. Ce dernier contient essentiellement trois dispositions : les deux premières sont relatives à la prolifération horizontale, les puissances non nucléaires s’engageant à ne pas accéder au nucléaire militaire et les puissances nucléaires s’engageant à ne pas les aider à accéder au nucléaire militaire ; la troisième est relative à la prolifération verticale, les puissances nucléaires s’engageant « à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ». Lorsqu’on regarde alors ce qu’est devenu ce traité, prorogé indéfiniment en 1995, on constate que les premiers États à l’avoir violé, ce sont les puissances nucléaires elles-mêmes : loin d’avoir procédé au désarmement, elles ont poursuivi les recherches consolidant leur oligopole nucléaire, entre autres en interdisant par le Comprehensive Test Ban Treaty les tests nucléaires dont elles peuvent elles-mêmes se passer grâce à la maîtrise technologique qui leur permet de procéder par simulation. Israël, l’Inde et le Pakistan l’avaient bien compris : pour ne pas violer le régime de non-prolifération, il suffit de ne pas en être membre.
A côté du Conseil de Sécurité des NU, le TNP constitue alors la manifestation la plus criante de ce que dans un autre contexte Ian Clark appelle la hiérarchie des Etats dans un système international par ailleurs anarchique. Les puissances nucléaires officielles se sont arrogé le droit de se dire guidées par la doctrine de non-emploi en premier de l’arme nucléaire et de nier ce droit à tous les autres Etats. A l’image de l’Iran, dont Le Monde souligne qu’au Proche- et Moyen-Orient « il est l’un des acteurs les plus agressifs – de l’Irak à la Syrie en passant par le Liban », ces Etats sont stigmatisés comme sauvages armés à la moindre tentation de rejoindre le club de gentlemen auto-proclamés que sont les puissances nucléaires officielles. Or, et jusqu’à preuve du contraire, les États-Unis (par ailleurs très interventionnistes, pour employer un euphémisme, audit Proche- et Moyen-Orient …) sont les seuls à avoir utilisé cette arme, en l’occurrence sur Hiroshima et Nagasaki, il est vrai avant que l’on ne prenne conscience de ses effets over/instant/mutual-kill bien décrits par Robert Jervis.

Les BRICS ou l’illusion de la multipolarité
bricsSermonné par Obama & Co au point de s’éclipser prématurément du sommet 2014 du G20 à Brisbane – cf. ci-après –, Poutine n’en a pas moins profité de son séjour australien pour retrouver les autres leaders du BRICS, a priori moins sourcilleux à son égard. Regroupant les principales puissances émergentes que sont devenues les économies à forte croissance chères à Goldmann Sachs, le groupe des BRICS est souvent présenté comme la preuve empirique de la (nouvelle) multipolarité du système international – multipolarité déjà effective ou en devenir, c’est selon. Il n’est pas sûr cependant que cette affirmation, énoncée dès le lendemain de la fin de la guerre froide entre autres par Henry Kissinger, représente autre chose que du wishful thinking sinon même de l’auto-aveuglement. Pourquoi ?
Parce qu’un système multipolaire se caractérise non seulement par la présence de plusieurs pôles de puissance entre lesquels les ressources matérielles sont réparties de façon plus ou moins égalitaire, mais aussi par une stratégie consciente des puissances s’empêchant mutuellement de devenir pré-éminentes lorsque l’équilibre existe, ou augmentant leurs ressources militaires (internal balancing) et mettant celles-ci en commun au sein d’alliances formelles ou informelles (external balancing) lorsque l’une d’entre elles est, déjà, pré-éminente et que donc l’équilibre n’existe plus. C’est dans ce deuxième cas de figure que l’on se trouve dans l’après-guerre froide, avec les USA pré-éminents au sein d’un système ipso facto unipolaire – comme vient de la démontrer, après tant d’autres, Nuno Monteiro. Pour que le système évolue alors vers un équilibre multipolaire, il faudrait que les puissances secondaires du BRICS augmentent leurs ressources militaires et/ou s’allient entre elles. Or tel n’est justement pas le cas.
Concernant leurs budgets militaires, ils n’ont nullement augmenté en termes relatifs, c’est-à-dire en pourcentage de leur richesse économique, depuis la fin de la guerre froide. Concernant la création d’éventuelles alliances, elle n’est pas près de voir le jour : pour des raisons liées à ce que Barry Buzan appelle les complexes de sécurité qui font qu’en état d’anarchie l’intensité du dilemme de sécurité ressenti par chaque État est corrélée à la contiguïté géographique, les membres les plus importants du BRICS que sont la Chine, l’Inde et la Russie se perçoivent d’abord comme des rivaux entre eux, se méfiant les uns des autres des velléités d’expansion de tout un chacun dans leur entourage proche respectif. Les sourires échangés lors des sommets des BRICS ne sauraient faire oublier cette méfiance réciproque, avec des USA pouvant donc dormir tranquille quant à la durabilité de l’unipolarité actuelle.

A la Moscovie près …
Voltaire.jpeg« On pouvait regarder l’Europe chrétienne (à la Moscovie près) comme une espèce de grande république partagée en plusieurs États, les uns monarchiques, les autres mixtes; ceux-ci aristocratiques, ceux-la populaires, mais tous correspondant les uns avec les autres, tous ayant un même fond de religion, quoique divisés en plusieurs sectes; tous ayant les mêmes principes de droit public et politique … C’est par ces principes que les nations européennes … s’accordent surtout dans la sage politique de tenir entre elles, autant qu’elles peuvent, une balance égale de pouvoir, employant sans cesse les négociations, même au milieu de la guerre, et entretenant les unes chez les autres des ambassadeurs ou des espions moins honorables, qui peuvent avertir toutes les cours des desseins d’une seule, donner à la fois l’alarme à toute l’Europe et garantir les plus faibles des invasions que le plus fort est toujours prêt d’entreprendre ».
Plus de deux siècles et demi après avoir été émise, l’analyse de la société internationale de l’époque du Louis XIV proposée par Voltaire nous permet de comprendre ce qui vient de se passer au sommet du G20 à Brisbane. En effet, si de nos jours la société internationale a une portée planétaire et non plus seulement européenne, si ses membres principaux – les mêmes à vrai dire + les USA à leur tête – se réclament moins de la religion tout court que de la religion des droits de l’homme libéral, la Moscovie devenue Russie est quant à elle toujours perçue comme une entité à part dont on ne sait trop si c’est du lard ou du cochon. Puissance (de nuisance), et à ce titre acteur du système international avec lequel on se réjouit de faire affaires en l’invitant aux instances de régulation comme ce fut le cas de la Russie des Tsars et de l’URSS de Staline bienvenues à Vienne en 1815 et à Yalta en 1945, la Russie post-soviétique n’est guère reconnue comme membre à part entière de la communauté internationale que disent former les Obama, Cameron, Merkel, Hollande, voire Renzi, Rajoy et autres Juncker, Harper et Abott. Non pas que les Russes recourent à plus d’espions peu honorables que lesdit-e-s gentle(wo)men, mais aux yeux de ces derniers ils ont tort de continuer de pratiquer la traditionnelle politique grand-russe d’invasion de leurs faibles voisins, Géorgiens et Ukrainiens en l’occurrence, au lieu de respecter l’ordre existant réputé constituer une balance égale de pouvoir …
Pas étonnant dans ces conditions que Poutine ait claqué la porte : Khrouchtchev, jadis, avait frappé de sa chaussure la tribune de l’AG des Nations Unies !

Le drone ou la nano-guerre cynégétique
droneDavid Drugeon, si l’information est confirmée, a été tué le 6 novembre 2014 alors qu’il circulait en voiture dans le nord-est de la Syrie, victime d’un tir de drone américain au nom révélateur Reaper = la faucheuse. Djihadiste de nationalité française, artificier du groupe Khorassan d’après les médias reprenant le Pentagone, Drugeon rejoint la longue liste des victimes directes ou collatérales d’assassinats ciblés commis, notamment, par Israël et les USA dans les guerres qu’ils mènent contre leurs ennemis terroristes islamistes respectifs, palestiniens d’un côté, affiliés/assimilés à l’Etat islamique ou à Al Qaïda et aux Talibans de l’autre.
Le recours aux drones tueurs, privilégié par le Président Obama de l’AfPak au Yémen et à la Somalie en passant par l’Irak et donc la Syrie, soulève un ensemble de questions, relatives au statut de combattant et à l’ethos de leurs « pilotes » ainsi qu’aux conséquences psychopathologiques vécues par ces derniers, à sa conformité au droit international d’autant plus qu’ils sont utilisés dans des zones de non-guerre, à la nature a-démocratique des décisions permettant leur utilisation dans des frappes autant de personnalités que de signatures, à l’efficacité politique d’une tactique relevant du contre-terrorisme plutôt que de la contre-insurrection, à l’automatisation de la guerre qu’annonce la généralisation des robots. Au-delà, en prenant en charge des missions dull, dirty, dangerous & deep, les drones ont un impact sur la nature même de la guerre traditionnellement définie, depuis Rousseau, comme une relation d’Etat à Etat et, depuis Clausewitz, comme un duel à grand échelle entre deux entités qui se font face, l’une se défendant contre l’attaque de l’autre. La rupture est, au moins, double.
D’une part, et comme le montrent Ann Rogers & John Hill, c’est d’une nano-guerre dont il s’agit : le drone de combat permet à ceux qui en disposent de mettre hors d’état de nuire des individus situés dans des contextes où l’emploi de toute autre forme de force aurait été impossible ou, dans tous les cas, autrement coûteux, et ce dans tous les sens de ce terme. D’autre part, et comme le souligne Grégoire Chamayou, c’est d’une guerre cynégétique dont il s’agit, c’est-à-dire d’une chasse à l’homme : d’abord le drone de surveillance, travaillant main dans la main avec l’ensemble des outils de renseignement que procure la révolution informatique – de la carte bleue à Facebook en passant par le smartphone et autres caméras de vidéosurveillance que n’aurait pas reniées Big Brother Is Watching You –, traque l’individu repéré du fait de ses formes de vie permettant d’établir qu’il représente une menace ; une fois l’individu sur la kill list présentée au et avalisée par le Président américain, le drone de combat l’abat au cours d’une frappe à distance qui se révèle être non plus seulement asymétrique, mais carrément unilatérale.
Ceci dit, s’il est à l’origine d’un pouvoir stratosphérique nouveau, le drone, en ce qu’il permet aux puissances occidentales de projeter du feu sans s’exposer au choc, renoue aussi avec les guerres post-héroïques avant la lettre qu’étaient les guerres impériales opposant beyond the line ceux qui, déjà, possédaient le capital et la technologie à ceux qui n’avaient, pour combattre, que leur corps. Ce faisant, et même s’il peut provoquer, en représailles, des attentats-suicides hors-zone ou des prise d’otage sur zone, le militarisme démocratique dont il est porteur s’inscrit dans la continuité de ce que Victor Davis Hanson appelle la culture du carnage qui, à l’origine des guerres sans états d’âme menées par les Occidentaux, a fait d’eux les soldats les plus meurtriers de l’histoire de la civilisation.

Intérêt national, intérêts particuliers, pouvoir souverain
leviathan« Hervé Gourdel est mort parce qu’il était français, parce que son pays, la France, combat le terrorisme. Parce qu’il est le représentant d’un peuple … qui défend la dignité humaine contre la barbarie. Ma détermination est totale. Nous continuerons à lutter contre le terrorisme partout et notamment contre le groupe Daech … Les opérations militaires aériennes se poursuivront tout le temps nécessaire ». C’est par ces mots que François Hollande, le 24 septembre 2014, a réagi la décapitation d’Hervé Gourdel par des islamistes algériens faisant allégeance à l’État islamique en Irak et au Levant.
La position de la France, identique à celle des États-Unis et de la Grande Bretagne, illustre le principe de la primauté de l’intérêt national sur les intérêts particuliers qui caractérise la politique extérieure des États, fussent-ils démocratiques. En effet, depuis le Léviathan de Hobbes, l’État est censé bénéficier de la loyauté des citoyens en échange de la sécurité qu’il leur garantit par l’intermédiaire du monopole de la violence physique légitime qu’il s’est arrogé. Or, c’est à titre de représailles de la politique d’intervention armée de la France, des États-Unis et de la GB que, d’après l’État islamique, Hervé Gourdel et les otages américains et britanniques ont été décapités. Autrement dit, des citoyens peuvent être des victimes indirectes de la politique de leurs États ou, plus exactement, des gouvernements agissant au nom de leurs États, ce qui revient à dire que les États concernés ne remplissent plus le contrat social, d’autant plus si, comme c’est le cas en l’espèce, ils poursuivent dans cette voie pour ne pas céder au chantage de leurs ennemis qui leur proposent d’échanger les otages contre des rançons contribuant à les financer : en la matière, l’administration Obama va jusqu’à menacer de poursuites les familles d’otages tentées de lever des fonds pour payer une rançon.
Comment rendre compte de cette exception ? D’après les réalistes, l’explication est à chercher du côté de l’intérêt national qui préside à la politique étrangère des États. Défini par le décideur politique, cet intérêt national est différent des, et supérieur aux, intérêts particuliers, comme le rappelle Raymond Aron : « Sur le plan économique, l’intérêt collectif ne se déduit pas des intérêts privés. A fortiori, l’intérêt national n’est-il pas réductible aux intérêts privés ». Ces derniers sont donc sacrifiés lorsque leur satisfaction est incompatible avec la défense de l’intérêt national. La plupart du temps, les conséquences sont au pire d’ordre matériel : lors de la guerre froide, les intérêts particuliers des entreprises commerciales ou agricoles qui avaient intérêt à vendre des produits à l’URSS ont dû céder aux exigences de la lutte contre la menace communiste. Mais parfois la vie des citoyens est en jeu. Ce fut le cas en 1990, lorsque Saddam Hussein avait pris en otage les membres des ambassades occidentales à Bagdad en vue d’en faire des boucliers humains susceptibles de dissuader les États occidentaux d’intervenir militairement pour rétablir la souveraineté du Koweït. Interrogé à ce sujet lors d’une conférence de presse, François Mitterrand avait répondu, le 15 septembre 1990 : « Nous voulons autant qu’il sera possible, dans la limite de l’intérêt national, pouvoir disposer de toutes les chances d’adoucissement de leur peine ». Autrement dit, si les responsables politiques des États opposés à Saddam Hussein estimaient que l’intérêt national défini par eux-mêmes exigeait le recours à la force contre l’Irak, l’intervention armée aurait lieu quelles que puissent être les conséquences pour les otages concernés. Et l’opération avait effectivement eu lieu, mais Saddam Hussein n’avait pas commis l’irréparable, libérant les otages bien avant le début de ‘Tempête du Désert’. Il en va autrement de nos jours avec l’État islamique. Avec pour conséquence qu’en revendiquant avec succès le droit de décider du sort des otages, les décideurs occidentaux corroborent la définition du pouvoir souverain chez Carl Schmitt selon qui « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ».

Dilemme de l’hégémon
obama« We don’t have a strategy yet », a reconnu Barack Obama le 28 août 2014, en parlant de l’attitude à adopter face à l’avancée de l’État islamique en Irak et au Levant. Venant après son refus de qualifier d’invasion la présence de soldats russes en Ukraine, après sa volte-face lorsqu’Assad avait franchi la ligne rouge en utilisant les armes chimiques en 2013, après sa préférence pour le leading from behind lorsque la France et la GB ont pris l’initiative de se débarrasser de Kadhafi en 2011, et après ses décisions de retirer les troupes américaines d’Afghanistan et d’Irak, cet aveu est volontiers interprété comme une preuve supplémentaire de son attentisme et de son absence de leadership. En fait, ces critiques, qui émanent d’adversaires politiques et d’éditorialistes hostiles, manquent à la fois de culture historique et de rigueur théorique.
De profondeur historique tout d’abord parce que, comme l’a montré Colin Dueck, le fait pour les Etats-Unis d’avoir abandonné leur isolationnisme depuis 1941 ne les empêche pas d’être régulièrement tiraillés entre différentes postures plus ou moins interventionnistes, surtout en réaction à des aventures extérieures mal maîtrisées : confronté aux impasses irakienne et afghane dues à la politique de G. W. Bush, Obama, qui plus est influencé par le réalisme chrétien ou éthique de Reinhold Niebuhr comme l’a montré Gilles Vandal, a ainsi réagi comme Carter confronté aux conséquences de la guerre au Vietnam des présidences Kennedy à Nixon. De rigueur théorique ensuite parce que les Etats-Unis sont confrontés à ce que Arthur Stein, dans un autre contexte, a appelé the hegemon’s dilemma. Puissance hégémonique, les USA doivent leur bien-être à la stabilité de l’ordre international synonyme de pax americana. Dès que l’ordre international est menacé, ne serait-ce que régionalement, ils sont logiquement tentés d’intervenir pour maintenir l’ordre dont dépend leur American Way of Life. La multiplication de telles interventions qu’amène la défense/promotion de leur sécurité/intérêt n’est pas sans risques cependant : désireux de prévenir toute remise en cause de leur primauté, les USA investissent des parts de plus en plus importantes de leurs ressources dans des dépenses de défense économiquement peu productives, finissant ainsi par miner la base matérielle sur laquelle repose in fine leur puissance politico-militaire. C’est peut-être pour échapper à un tel imperial overstretch, pour reprendre le concept de Paul Kennedy, qu’Obama a adopté le profil bas qui lui est tant reproché, conscient qu’il est que c’est l’ascension de la Chine comme futur peer competitor qui est susceptible de mettre en péril la primauté américaine à long terme.
Reste que cette attitude est effectivement susceptible d’être interprétée comme de la faiblesse par des acteurs qui, comme Poutine dans son étranger proche ou l’État islamique au Proche-Orient, sont désireux de renverser l’ordre régional. Impossible en quelque sorte d’échapper à Charybde sans tomber sur Scylla … et vice-versa : le 10 septembre, Obama annonce que « America will lead a broad coalition to roll back …, degrade and ultimately destroy ISIL ».

Actualité de Clausewitz
Clausewitz.jpegÉtat de guerre civile ininterrompu en Afghanistan, risque d’installation d’un Etat islamique en Irak et au Levant, anarchie – aux sens tant commun que fort de ce terme – rampante en Libye. Trois situations comparables, conséquences d’une cause similaire, que celle-ci remonte à 35, 11, ou 3 ans, à savoir une intervention armée extérieure – synonyme de tentative de sauvetage d’un régime allié par les Soviétiques en Afghanistan en 1979, de volonté d’exportation de la démocratie grâce au renversement de Saddam Hussein par les Américains en 2003, de responsabilité de protéger des populations civiles dans le cas de la France en 2011 contre Kadhafi.
Comment rendre compte de l’irruption de telles conséquences inattendues, autant d’effets pervers pour ceux qui sont à l’origine de ces interventions et/ou leurs successeurs? La réponse se trouve peut-être chez Clausewitz. Dans son « De la guerre », ce dernier voit dans la guerre « la simple continuation de la politique par d’autres moyens », la politique « qui saisit l’épée au lieu de la plume ». Ces formules signifient que la guerre est subordonnée à la politique étrangère, qu’elle a sa propre grammaire mais non sa propre logique, et que donc elle ne doit être utilisée que lorsqu’elle est susceptible de permettre d’obtenir avec une plus grande chance de succès ce que l’instrument premier de la politique étrangère qu’est la diplomatie ne permet pas d’obtenir. Lue a contrario, comme le fait par exemple Gideon Rose, cela signifie que la guerre est condamnée à échouer lorsque ceux qui y recourent négligent la nécessaire relation de rationalité entre le moyen mis en œuvre et l’objectif poursuivi. Il est probable que c’est cette erreur qui a été commise dans nos trois cas de figure : Brejnev a soutenu une clique qui ne représentait qu’elle-même en Afghanistan, Bush junior s’est appuyé sur les Chiites pour stabiliser un pays divisé ethniquement et religieusement, Sarkozy a parié sur la disparition de Kadhafi pour transformer un Etat importé dans lequel la greffe de l’Etat n’a jamais pris parmi les tribus qui monopolisent les liens d’allégeance.
Exprimé autrement, si l’on monte en généralité : lorsqu’on lui demande plus que ce qu’elle ne peut donner, la guerre se révèle avoir des effets pervers pires que les maux auxquels elle aspire mettre un terme. Les apprentis-sorciers parmi les décideurs du futur feraient bien alors de revoir leurs classiques, et se rappeler avec Raymond Aron que la politique se définit, d’abord, comme « l’intelligence générale de la situation ».

Dôme de fer et Équilibre de l’offensive de la défensive
do%cc%82me-de-ferCible au cours de l’été 2014 de roquettes lancées depuis la Bande de Gaza contrôlée par le Hamas, Israël doit une bonne part de sa quasi-invulnérabilité à son système anti-missile « Dôme de fer », ensemble de batteries détectant, interceptant, et détruisant la grande majorité des projectiles ennemis avant qu’ils ne frappent des zones habitées israéliennes. Combiné aux autres moyens mis en œuvre au cours de l’Opération « Bordure Protectrice », ce « Dôme de fer » illustre à merveille la face cachée de ce qu’on appelle l’équilibre de l’offensive et de la défensive, défini comme le rapport entre la facilité avec laquelle un territoire peut être attaqué et la facilité avec laquelle un territoire peut être défendu.
En théorie des RI, le modèle de l’équilibre de l’offensive et de la défensive fait allusion à la dialectique de l’épée et du bouclier qui caractérise les courses aux armements opposant armes offensives – symbolisées par l’épée, dans notre cas les roquettes palestiniennes – et armes défensives – symbolisées par le bouclier, incarné en l’occurrence dans « Dôme de fer ». Selon l’état de la technologie et l’évolution des doctrines d’utilisation des armes, la défensive l’emporte à certaines époques – ainsi au Moyen-Âge avec les châteaux-forts, au 17e siècle avec les forteresses Vauban, au début du vingtième siècle avec les tranchées, depuis 1945 suite à l’invention de l’arme nucléaire – alors qu’à d’autres moments, la prime va à l’offensive – ainsi lors de la mise au point de la poudre à canon qui met fin à l’invulnérabilité des châteaux-forts, au moment de la conscription nationale décidée par la Révolution française, ou avec la production par les Nazis des tanks utilisés dans le cadre du Blitzkrieg. D’après les théoriciens tels que Stephen van Evera, il existe une corrélation significative entre l’équilibre de l’offensive et de la défensive et les risques de guerre vs. les chances de paix : lorsque la défensive l’emporte, la paix est favorisée, car dans une situation où les armes défensives sont réputées l’emporter sur les armes offensives, aucun acteur rationnel n’a intérêt à se lancer dans une attaque ; à l’inverse, lorsque l’équilibre est favorable à l’offensive, les risques de guerre sont plus élevés, car la prime aux armes offensives fait croire à tout agresseur potentiel qu’il pourra l’emporter s’il attaque en premier.
Appliqué au conflit entre Israël et le Hamas, ce modèle, corroboré sur le long terme au niveau systémique – pas de guerre mondiale depuis 1945 du fait de la nature dissuasive des armes nucléaires et de la doctrine de non-emploi en premier de celles-ci partagée par les puissances nucléaires officielles dans leurs relations réciproques – devrait être synonyme de désescalade au Proche-Orient. Or, c’est tout le contraire qui se produit.
Toutes choses égales par ailleurs, l’explication de ce paradoxe apparent réside dans l’inégalité des systèmes d’armes combinés dont dispose Israël par rapport aux Palestiniens, inégalité que reflètent les statistiques des victimes des attaques des seconds et des ripostes du premier. Protégé grâce à son « Dôme de fer » synonyme de prime à la défensive pour lui-même, Israël peut sans grand risque décider quand et comment recourir à l’offensive contre les Palestiniens dont les armes défensives sont inexistantes et les armes offensives peu efficaces ; l’intensité du dilemme de sécurité ressenti par ces derniers augmente ipso facto, avec pour conséquence des tentatives désespérées de leur part de changer la donne par des actions offensives aussi répétitives que vaines, et visant à court terme à briser le blocus imposé par Israël en 2007 et maintenu depuis avec la complicité de l’Égypte, ou à détruire Israël à plus long terme.
D’où un état de guerre au sens hobbésien, c’est-à-dire, pour citer  Raymond Aron, des trêves simples périodes de récupération de la guerre passée et de préparation de celle à venir, comme l’indiquent les représailles militaires effectives de la part d’Israël – « Plomb durci » en 2008-2009, « Pilier de défense » en 2012, « Bordure protectrice » en 2014.

L’impuissance de la puissance normative
normativepowereurope« Un agent est puissant dans la mesure où il affecte davantage les autres qu’il n’est affecté par eux. Les faibles comprennent cela … Le Premier Ministre Trudeau disait jadis que le fait pour le Canada d’être le voisin de l’Amérique, ‘c’est comme dormir avec un éléphant; quelque douce et placide que soit la bête, on subit chacun de ses mouvements et de ses grognements’. Leader d’un Etat faible, Trudeau comprenait … qu’à … cause du poids de nos capacités, les actions de l’Amérique ont un impact énorme, même sans mener des politiques effectives ou sans consciemment mobiliser lesdites capacités en vue d’atteindre certains objectifs ».
De toute évidence, les nouveaux leaders ukrainiens n’ont pas la sagesse de Trudeau et ils n’ont pas davantage lu Kenneth Waltz à qui l’on doit, dans Theory of International Politics, ce rappel salutaire de ce qu’est la puissance. Pis, ils ont oublié que la Russie est moins un éléphant doux et placide qu’un rhinocéros irritable et suspicieux : pourtant, avant de mobiliser ses capacités en vue d’atteindre ses objectifs en Crimée, elle avait émis plusieurs grognements dès le début de la crise ukrainienne au cours de l’automne 2013. Au-delà, diraient les réalistes tout autant que les marxistes, les nouveaux maîtres de Kiev ont commis une deuxième erreur : ils ont cédé aux douces sirènes de la puissance normative européenne, oubliant à la fois que celle-ci n’est jamais que le voile pudique dont se parent des intérêts économiques très terre-à-terre et que par ailleurs elle ne peut exercer ses effets que dans un contexte de hard power des Etats-Unis dont les intérêts à moyen et long terme sont situés ailleurs que dans le near abroad de la Russie.

The Empire Strikes Back !
russia« Le principal poteau indicateur qui aide le réalisme politique à trouver sa voie à travers le domaine de la politique internationale est le concept d’intérêt défini en termes de puissance. Ce concept … situe la politique comme une sphère indépendante de l’action et de la compréhension, séparée d’autres sphères telle que l’économie, l’éthique … ou la religion. … Nous supposons que les hommes d’Etat pensent et agissent en termes d’intérêt comme puissance, et l’évidence de l’histoire confirme cette supposition, qui nous permet de retracer et de prévoir les pas qu’un homme d’Etat – passé, présent ou futur – a fait ou fera sur la scène politique. … Le concept d’intérêt défini comme puissance … procure, du côté de l’acteur, une discipline rationnelle dans l’action et crée cette étonnante continuité dans la politique étrangère qui fait que la politique étrangère américaine, britannique ou russe apparaît comme un continuum intelligible ».
On peut penser de Poutine ce que l’on veut. Mais au vu de son action en Crimée on ne peut pas lui reprocher de ne pas agir conformément à cette analyse réaliste de la politique internationale proposée par Hans Morgenthau dans Politics among Nations. A Struggle for Power and Peace publié en 1948 : la continuité par rapport à la Russie tsariste et soviétique, la primauté de la politique sur l’économie et l’éthique, la recherche de l’intérêt national défini en termes de puissance, tout y est. De deux choses l’une alors. Ou bien la politique de puissance de Poutine relève des méthodes des siècles passés qui, après tout, sont celles qui constituent les références empiriques sur lesquelles s’appuie l’analyse de Morgenthau. C’est ce que disent, implicitement, les libéraux qui, en tant que prophètes de la fin de l’histoire, sont persuadés et de l’irréversibilité de la mondialisation économique et de l’obsolescence progressive ainsi que de l’impuissance du hard power. Ou bien cette politique prouve que le livre de Morgenthau est à la hauteur des exigences posées par Thucydide à une œuvre savante : constituer un trésor pour toujours, plutôt qu’une production d’apparat pour un auditoire du moment, en permettant de voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, présenteront des similitudes ou des analogies. C’est ce que diront les réalistes, convaincus que le comportement de Poutine ne fait que confirmer que la politique internationale est une histoire sans fin, par définition synonyme de Machtpolitik.
Le débat n’est pas près d’être tranché.

L’Ukraine, une non-communauté de sécurité
UkraineDivisée.pngLes événements qui secouent l’Ukraine entre décembre 2013 et mars 2014 ne relèvent a priori pas des RI, mais de la politique comparée et/ou des area studies. Sauf à refuser le postulat de la spécificité des RI par rapport à la science politique en rejetant l’idée d’une différence de nature entre sphère politique internationale et ordre politique interne. Tel est le cas des adeptes de la révolution behaviouriste. Et chez l’un d’entre eux on peut trouver une clef pour comprendre ce qui se passe en Ukraine.
Il s’agit de Karl Deutsch qui dans son Political Community and the North Atlantic Area publié en 1957 propose la notion de communauté de sécurité, ce par quoi il désigne une entité politique dont les membres ont intériorisé la conviction que leurs problèmes sociaux communs peuvent et doivent être résolus par des mécanismes de changement pacifique, par la voie de procédures institutionnalisées, sans recours à la violence physique. Cette notion est volontiers utilisée pour rendre compte de la paix qui prévaut entre membres de l’UE ou de l’OTAN. Mais si on l’applique a contrario à l’Ukraine, on voit tout de suite qu’y fait défaut tout sens de la communauté et d’institutions et de pratiques suffisamment fortes et diffusées pour assurer des attentes de changement pacifique entre Ukrainiens pro-occidentaux et Ukrainiens russophones. Ceci étant, Deutsch estime qu’une communauté de sécurité pluraliste, entre Etats indépendants l’un de l’autre, est plus facile à obtenir qu’une communauté de sécurité unifiée, au sein d’un seul et même Etat, tant il suffit pour ce faire que soient remplies trois conditions, à savoir la compatibilité entre les valeurs fondamentales des élites politiques des unités concernées, le sentiment de sympathie mutuelle, de we-feeling, de confiance partagée, entre les peuples en question, et la possibilité de prédire le comportement de l’autre et de se comporter soi-même en fonction de cette prédiction. Sachant que le sort des Etats issus de l’ex-Yougoslavie va plutôt dans ce sens, voilà qui revient à dire que la séparation/sécession/indépendance/rattachement à la Russie de la partie russophone de l’Ukraine serait un début d’esquisse de solution pacifique du problème ukrainien. Toutes choses égales par ailleurs, certes ! Ce qui n’est pas vraiment le cas, au vu de la présence et du grand frère russe et de l’aspirant grand frère euro-atlantique …

NSA, USA, France et la nature de l’OTAN
Image: US-INTELLIGENCE-POLITICS-CONGRESS-FILESAlors qu’au printemps 2009 N. Sarkozy, au moment de la réintégration de la France dans le commandement militaire de l’OTAN – voir plus loin –, avait vu dans les Etats-Unis « des alliés » et même « des amis », la révélation à l’automne 2013 de l’espionnage tous azimuts auquel se livre la NSA a amené le député J.-J. Urvoas à estimer que les USA « n’ont pas d’alliés, ils n’ont que des cibles ou des vassaux ».
Venant après le fameux « Nous sommes tous des Américains » exprimé par J.-M. Colombani au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la première affirmation revenait, dans une perspective constructiviste, à voir dans l’Alliance atlantique une communauté de sécurité telle que la décrit Thomas Risse-Kappen, sinon Jean-Yves Haine. A l’opposé, la deuxième affirmation, qui n’est pas sans rappeler Lord Palmerston soulignant dans les années 1850 que l’Angleterre n’a ni « alliés éternels, ni ennemis perpétuels », mais seulement des « intérêts éternels et perpétuels » qu’il est de son « devoir de défendre », s’inscrit dans la perspective réaliste d’un Glenn Snyder voyant dans l’Alliance atlantique une alliance comme les autres, c’est-à-dire une simple organisation de coopération entre des États qui partagent quelques intérêts, dans le domaine de la sécurité face à un danger commun, mais qui restent rivaux dans les domaines où les intérêts nationaux définis en termes égoïstes priment sur ces intérêts communs, et notamment en matière économique. Peut-être même que Kenneth Waltz, décédé quelques mois avant les révélations en chaîne dues à E. Snowden, aurait vu dans les agissements des USA – en soi tout sauf inédits, vu le précédent Echelon – la preuve de ce que dans une alliance asymétrique entre inégaux, les contributions des membres les plus faibles sont d’une importance relativement petite, avec pour conséquence que le leader fait ce qu’il veut et se soucie peu des suiveurs qui, de toute façon, n’ont pas vraiment le choix – et feraient pareil s’ils en avaient les moyens.

Bachar, Barack, Vladimir et les autres …
ou le triomphe de la Realpolitik

putinassadobama.jpegAu début des années 70, la Chine maoïste aspirant au statut de grand et la France gaulliste nostalgique de son passé se plaisaient à voler dans les plumes de leur grand allié respectif de l’époque, l’URSS et les USA : elles dénonçaient notamment le condominium que les deux étaient censés exercer sur le monde, au détriment des autres puissances – elles-mêmes autrement dit. Quelque 40 ans plus tard, l’accord russo-américain sur le désarmement chimique de la Syrie est d’une toute autre nature. Il confirme certes, si besoin était, le déclassement de la France comme puissance : désireux de « punir » les exactions de Assad, F. Hollande s’est vu voler la vedette par V. Poutine, qui a su se profiler chantre du droit contre la guerre que consacre la Charte – comme le montre Olivier Corten et comme l’oublient les partisans de l’ingérence. Mais dans une perspective plus large cet accord signifie moins le retour au sommet mondial de la Russie que la simple manifestation de ce que Gerry Simpson appelle la hiérarchie légalisée du Conseil de Sécurité des Nations-Unies instauré par les USA pour consolider leur ordre à l’issue de leur victoire de 1945, c’est-à-dire le droit reconnu aux grands de gérer les affaires du monde selon des règles qu’ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes. Sauf que, une fois n’est pas coutume, c’est avec la Russie que l’hégémon s’est entendu : grâce à son rôle de protecteur de la Syrie, Poutine est utile à un Obama très réticent à l’idée d’en découdre avec un régime qui a de son point de vue le triple mérite de contribuer à la stabilité du Proche-Orient, de ne pas représenter de menace pour Israël qui a toujours su s’entendre avec Assad fils comme avec Assad père, et d’être un atout dans la partie de poker (menteur?) que Obama s’apprête à jouer avec l’Iran de Rohani – enjeu autrement vital pour Washington.

L’UE, prix Nobel de la paix 2012
ueprixnobelEn justifiant l’attribution du Prix Nobel de la Paix 2012 à l’Union Européenne par le fait que «l’UE et ses ancêtres contribuent depuis plus de six décennies à promouvoir la paix», le Comité dudit Prix a fait preuve d’une modestie toute académique – une fois n’est pas coutume à vrai dire : cf. plus loin. En effet, dire que les institutions européennes «contribuent» à la paix qui prévaut entre membres de l’Europe communautaire depuis la création de cette dernière revient, a contrario, à reconnaître que d’autres facteurs contribuent à cette paix.
En fait, ce sont surtout les théoriciens de l’intégration tel que Ernst Haas qui mettent en avant le processus d’intégration européenne pour expliquer la paix entre des Etats qui, au cours des siècles précédents, avaient passé le plus clair de leur temps à se faire la guerre : le premier insiste sur le sentiment de we-feeling qui naît entre les sociétés concernées, alors que le second souligne plutôt le transfert des allégeances en faveur de l’unité potentiellement supranationale qu’est l’Europe. Pour les théoriciens libéraux, adeptes qui de la thèse de la paix par le commerce chère à Montesquieu qui de la paix par la démocratie remontant à Kant, l’explication est à chercher aussi bien du côté de la nature des régimes politiques des Etats-membres de l’UE, tous des démocraties libérales, que du côté des échanges économiques, pour cause de marché unique européen.
A ces explications endogènes s’opposent les explications d’inspiration réaliste : selon la théorie de l’équilibre des puissances, la paix en Europe doit être attribuée à l’équilibre qui prévaut entre la France et la GB d’un côté, puissances nucléaires, et l’Allemagne de l’autre, puissance économique ; selon la théorie des cycles des puissances, c’est in fine l’hégémonie américaine qui explique la paix en Europe, hégémonie provoquée par la menace soviétique tout au long de la guerre froide et qui, depuis, continue à exercer ses effets comme par inertie.
Enfin, hors paradigmes institués, la thèse de l’obsolescence des guerres majeures attribue la paix en Europe à ce que John Mueller appelle la «hollandisation» des peuples européens, le fait autrement dit que ces derniers perçoivent la guerre comme une absurdité et que, ipso facto, celle-ci tombe en désuétude, un peu comme le duel ou l’esclavage par le passé.
Conclusion : l’Europe est bien un OPNI, et plutôt deux fois qu’une – objet politique non identifié, c’est aussi un objet pacifique non identifié …

Indignés de tous les pays, unissez-vous !
indignesInspirés par Stéphane Hessel tout autant que par le Printemps arabe – voir infra –, le mouvement des indignés n’en finit pas de faire des émules en 2011, de Madrid où il est né jusqu’à La Défense en passant par Wall Street et Oakland. Les RI mainstream sont logiquement désarmées pour saisir un tel phénomène, mais pas sûr que les global studies de David Held and Co fassent beaucoup mieux, tant leur potentiel critique s’est transformé en approche problem-solving soucieuse de proposer des solutions de régulation et de gouvernance globale. Comme point analytique de départ de ce phénomène, on peut alors suggérer les études néo-marxistes réunies par Alexander Anievas, mais aussi l’ouvrage d’Alain Noël et Jean-Philippe Thérien qui, en 2008, ont proposé d’aborder la politique mondiale à travers LA question politique par excellence que les indignés remettent à l’ordre du jour – n’en déplaise aux idéologues de la fin des idéologies et de l’histoire –, à savoir haves vs. have-nots.

L’UE, puissance normative non-démocratique
GrèceLa crise grecque pose une fois de plus la question de la nature de l’UE, jadis qualifiée d’objet politique non-identifié par Jacques Delors. On savait, grâce aux théories de l’intégration européenne parfaitement résumées par Ben Rosamond, que la construction européenne a toujours souffert d’un déficit démocratique, et ce que sa création soit imputée aux technocrates – dans la théorie néo-fonctionnaliste, aux pouvoirs exécutifs nationaux – dans la théorie intergouvernementaliste classique, à des groupes d’intérêts sociétaux – dans la théorie intergouvernementaliste libérale : l’accueil réservé au projet de référendum grec, et son abandon, ne font que corroborer cette évidence. Au-delà, on peut se demander si le fonctionnement interne de l’UE, censé relever de la gouvernance multi-niveau, ne renvoie pas plutôt à des relations de puissance normative – à condition de bien s’entendre sur le sens caché de cette notion.
Dans la foulée de la notion de puissance civile, ce concept avait été proposé par Ian Manners pour désigner la façon dont l’UE parvient à façonner le comportement d’autrui grâce aux normes qu’elle adopte en son sein et que les acteurs non-européens sont amenés à respecter du seul fait de leurs interactions avec l’Europe – en matière d’abolition de la peine de mort par exemple, ou de protection de l’environnement. Il s’agissait aussi avec cette notion de différencier l’action internationale de l’Europe de celle des États-Unis, réputés recourir à la puissance coercitive par l’intermédiaire de laquelle un acteur oblige autrui à faire ce qu’il veut lui faire faire sous peine de sanctions y compris militaires – comme face à l’Irak en 2003. Or, au vu de la façon dont la Grèce est sommée de respecter les règles de l’union monétaire européenne, il fait peu de doute que 1. cette différenciation est exagérée, et que 2. la puissance normative s’exerce autant au sein de l’Europe. Vue depuis Athènes, la puissance normative se révèle être, d’abord, de la puissance tout court, définie par Max Weber comme la chance qu’a un acteur d’imposer sa volonté à un autre acteur, y compris contre la résistance de ce dernier, et peu importe sur quoi repose cette chance. Ce n’est pas l’Italie post-berlusconienne qui nous contredira : Hermann van Rompuy lui a fait comprendre que c’est de réformes dont elle a besoin, et non pas d’élections …

La Palestine à l’UNESCO
abbasunescoLe 31 octobre 2011, les Palestiniens sont devenus le 195e membre de l’UNESCO, après un vote avec 107 voix pour (dont la quasi-totalité des pays arabes et africains, les BRICs et la France), 14 contre (dont les USA, l’Allemagne, le Canada et bien sûr Israël), et 52 abstentions (dont le Royaume-Uni). Quelques heures plus tard, les États-Unis, invoquant des lois qui, adoptées au début des années 1990, leur interdisent de financer une agence spécialisée des NU qui accepterait les Palestiniens en tant qu’État membre en l’absence d’accord de paix préalable avec Israël, annoncent qu’ils suspendent leurs subventions à l’UNESCO qui s’élèvent à 22% du budget de cette dernière. Les relations tendues entre l’UNESCO et les USA remontent aux années 80, lorsque les USA se retirent de l’UNESCO pour protester contre le projet de Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication, avant d’y revenir en 2003 dans la foulée des attentats de nine eleven, avec pour but de diffuser les valeurs américaines à travers différents programmes d’aide de l’UNESCO. Ce va-et-vient illustre à merveille l’ambiguïté des relations entretenues par les USA avec les institutions internationales qu’ils ont eux-mêmes créées à la sortie de la Seconde guerre mondiale, comme l’ont très bien analysé Neil McFarlane et al.  Le cas particulier de l’opposition à l’entrée de la Palestine dans les organisations des NU renvoie lui au soutien sans faille des Etats-Unis à Israël, soutien attribué par John Mearsheimer & Stephen Walt aux pressions exercées par le lobby pro-israélien sur la politique étrangère américaine.

Nom de code Geronimo
geronimoLe 2 mai 2011, Oussama Ben Laden, cerveau des attentats du 11 septembre, est tué par un commando de l’US Navy dans la périphérie d’Abottabad au Pakistan où il s’était réfugié. « Geronimo E-KIA », i.e. Ennemy Killed in Action, s’est écrié l’un des membres du commando. Comment expliquer le choix de ce nom de code « Geronimo » donné à Oussama Ben Laden, quand on sait que dans le cas de Geronimo, ce sont les Américains qui pratiquent une Machtpolitik, alors que dans le cas d’Oussama Ben Laden ils la subissent ? Parce que Ben Laden, à l’image du chef militaire des Apaches Chiricuhua, avait réussi à échapper à la capture pendant des années ? Certes, mais au-delà, ce choix est révélateur de la perception par les Américains d’alter comme d’un ennemi au sens fort de ce terme, contre lequel est menée ce que les Grecs, et notamment Platon dans La République, appelaient une polemos, c’est-à-dire une guerre d’extermination – politique ou physique – par opposition à la stasis, guerre limitée se terminant par un traité de paix. De même qu’il n’y a pas eu de traités de paix – autres que violés à peine signés, comme le rappelle Dee Brown – avec les Indiens, de même il n’a pas été question de négociations avec Al Qaida, ennemi combattu jusqu’à son anéantissement.

Opération Aube de l’Odyssée contre Kadhafi
Aube Odyssée« Dans la conception moderne et discriminatoire de la guerre, la distinction entre la justice et l’injustice de la guerre sert à traiter l’ennemi (…) en délinquant criminel. (…) Ce n’est plus une guerre que l’on mène contre lui, pas plus que l’on ne fait la guerre à un pirate (…). Il a commis un délit au sens criminel, le délit de l’agression, le crime de l’attaque. L’action menée contre lui n’est pas davantage une guerre que ne l’est l’action de la police étatique contre un gangster : c’est une simple exécution, (…) ce n’est qu’une mesure contre un agent qui nuit ou qui dérange, contre un perturbateur qui est mis hors d’état de nuire avec tous les moyens de la technique moderne – par exemple un police bombing ». Conçue pendant l’entre-deux guerres, publiée en 1950, cette analyse de Carl Schmitt sied comme un gant à l’opération Aube de l’Odyssée menée contre Kadhafi : il suffit de préciser que le délit d’agression, le crime d’attaque, commis par Kadhafi, l’a été non pas contre un pays voisin, comme envisagé dans le droit international étatique de l’entre-deux guerres sur lequel porte l’ouvrage de Schmitt, mais contre son propre peuple, comme le précise la résolution 1973(2011) du Conseil de Sécurité de l’ONU qui reflète elle l’évolution du droit international humanitaire de l’après-guerre froide.

الثورة المصرية
Hors-catégoRIe, le témoignage sur la révolution égyptienne – Al-Thawrah Al-Masriyah – que m’a envoyé le samedi 12 février 2011 May Darwich, étudiante en Master ‘Politique internationale’ à l’IEP Bordeaux en 2009-2010, et quelque part au milieu du peuple égyptien sur la bien nommée Place Tahrir ci-contre:Tahrir
« Voilà la révolution Egyptienne a réussi à donner un exemple sans précédent dans le monde arabe. Une révolution qui a réussi à chasser une des dictatures les plus ancrées dans la région dont les origines remontent aux années 1950. A mon avis c’est une révolution contre tout régime qui a gouverné l’Égypte depuis l’indépendance. Après le coup d’Etat en Egypte depuis 1952, tout pouvoir politique tirait sa légitimité de l’institution militaire. Après 60 ans, en 2011, le peuple est devenu la source principale de la légitimité. Cette révolution est un évènement crucial et le début d’un changement important dans le système politique Égyptien. Une révolution qui aura peut être des effets profonds dans le monde arabe et sera un point focal dans l’histoire du système politique arabe aussi important que le phénomène de la décolonisation pendant les années 1950 et 1960. Du Mardi 8 Février jusqu’au Vendredi 11 Février, les évènements ont été sans précédant dans l’histoire de l’Égypte. Brièvement, après les manifestations énormes le mardi et sans aucune réaction de la part du régime, les manifestations ont été autant importantes que Mardi. D’autant plus, on s’est aperçu que les manifestations se sont transformées en une vraie révolution, lorsque tout le peuple égyptien commence à descendre dans les rues pour participer, non seulement les jeunes de la classe moyenne; riches et pauvres, des enfants, des adultes et même les vieux; les fonctionnaires, les médecins, les ingénieurs, les universitaires, les avocats; chrétiens et musulmans … Moi personnellement j’étais émue lorsque j’ai vu les manifestations qui se transforment en un vrai soulèvement populaire… Les manifestants ont réussi à bloquer toutes les rues en centre ville au Caire, le premier ministre n’a pas pu arriver à son bureau, le conseil des ministres a dû changer son siège. les manifestants ont aussi bloquer l’entrée du Parlement ! Jeudi, une désobéissance civile a été annoncée par les ouvriers dans les usines, les fonctionnaires du public, la poste, les ouvriers compagnie du canal du Suez,…. Le pays risquait de se paralyser ! Le soir, le Président fait un discours loin de tous les attentes. La CIA et les agences de presses américaines ont annoncé que Moubarak allait démissionner, mais son discours était tout à fait loin de toutes les prévisions, il a délégué son pouvoir à son vice, qui est aussi détesté du peuple ! Tout le peuple a été complètement déçu. Vendredi, plus de 20 millions de manifestants dans les rues pour protester contre le discours de Moubarak et exigent la départ de tout ce régime corrompu ! Les manifestations ont été organisées devant même la résidence du président !!! Le soir Moubarak a dû démissionner et partir vers Sharm el-Sheikh! Une vraie révolution populaire devant laquelle Moubarak a dû céder. L’armée qui a pris une position neutre pendant cette crise, a prouvé son intégrité et sa grandeur. Ils n’ont jamais tiré contre le peuple ! Dans leur dernier discours, l’armée a annoncé que l’armée va garantir une période transitoire pour faire des élections et que le peuple est la source de toute légitimité. Hier et aujourd’hui, j’ai été dans les rues pour fêter, je pense qu’on va fêter ça pour un mois !!! Des investigations ont commencé aujourd’hui pour juger les responsables et tous les ministres impliqués dans la corruption et la violence organisée contre le peuple. Surtout le ministre de l’intérieur qui a donné l’ordre à la police de tirer sur le peuple et même « utiliser toutes les forces possibles pour intimider les manifestants!! » Voilà l’Égypte entre une nouvelles période historique, on aura une nouvelle constitution avec un nouveau système politique – je pense qu’on le préfèrera parlementaire !!! Finalement, une telle révolution populaire qui réussit à imposer sa volonté sur le président, est un évènement sans précédent à travers l’histoire de l’Égypte depuis les Pharaons !!! Je vous cache pas, pour la première fois dans ma vie, je suis fière d’être Égyptienne, pour la première fois je vois mon pays avec un nouvel esprit !
Vive la liberté ! Vive la dignité !! »

Wikileaks
wikileaks_logo_text_wordmarkL’épisode Wikileaks est particulièrement riche en enseignements sur la nature profonde de la politique internationale. Tout d’abord parce qu’un petit siècle après que Woodrow Wilson ait souhaité, dans le premier de ses Quatorze points, que « there shall be no private international understandings of any kind but diplomacy shall proceed always frankly and in the public view », les cris de vierges effarouchées type Hillary Clinton et consorts aux fuites (bien banales in fine) publiées par l’ONG de Julian Assange confirment l’analyse d’un Harvey Mansfield Jr. de la conduite diplomatique monopolisée par des pouvoirs exécutifs par ailleurs particulièrement hypocrites: en effet, comme l’a montré Arthur Schlesinger Jr., les hommes de pouvoir ne sont exaspérés que par les fuites qu’ils n’ont pas eux-mêmes organisées, tant ces dernières font partie de la panoplie du parfait gouvernant, alors que les premières risquent de dévoiler que le roi est nu … Et ensuite parce que les réactions des firmes multinationales de l’économie virtuelle, d’Amazon à Mastercard en passant par Paypal, prouvent que le débat stato-centrisme versus non-stato-centrisme est un faux débat en RI, en tout cas pour ce qui est des multinationales dans lesquelles les transnationalistes tels que Robert Keohane & Joseph Nye avaient dans les années 70 vu un défi pour la primauté de l’acteur étatique. La primauté de l’exécutif d’un côté, l’alliance entre intérêts dominants de l’autre, corroborent la pertinence du réalisme qui en l’occurrence se révèle une approche critique, comme il l’était sous la plume de Thucydide, Machiavel ou Edward H. Carr. Cela n’étonnera que les non-connaisseurs de théories des RI.

Prix Nobel de la Paix 2010
nobelLe 8 octobre 2010, le Prix Nobel de la Paix a été attribué au dissident chinois Liu XiaoBo. Vu de Beijing, le choix du Comité norvégien est la dernière manifestation en date de ce qu’avec Brett Bowden on peut appeler « l’empire de la civilisation », en allusion au « standard de civilisation », si bien analysé par Gerrit Gong, mis en oeuvre par les puissances occidentales à la fin du 19e siècle lorsqu’elles avaient admis le Japon et la Chine au sein de la société internationale définie selon leurs valeurs. En effet, au-delà du choix opéré, le jury dans ses motivations fait preuve de paternalisme moralisateur avec l’idée qu’en tant que deuxième économie mondiale, la Chine se doit d’être à la hauteur de ses « nouvelles responsabilités »; d’internationalisme libéral-démocratique en postulant un « lien étroit entre droits de l’homme et paix » ; de droit d’ingérence en soulignant que Beijing a violé « ses propres dispositions relatives aux droits politiques ». Donneurs de leçon, interprètes de la fin de l’histoire, et juges de la conduite d’autrui, les jurés du Prix Nobel de la Paix oublient qu’ils sont autant parties que juges, acteurs d’histoires en train de se faire, et héritiers d’un marchand de canons inventeur de la dynamite. Ils incarnent à merveille la bonne conscience de l’Occident, sinon son arrogance, et dans tous les cas s’inscrivent dans la parfaite continuité de « l’orientalisme » dévoilé par Edward Said, et qui consiste à voir les non-Occidentaux non pas comme ils sont ou, mieux, comme eux-mêmes se perçoivent, mais comme les Occidentaux aimeraient qu’ils fussent.

France-OTAN: je t’aime, moi non plus
NATO.pngLe 11 mars 2009, Nicolas Sarkozy annonce le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN, quitté par le Général de Gaulle en 1966. Au-delà de l’influence qu’a pu avoir sur cette décision la personnalité américanophile du Président français, le retour au bercail de la France n’est que l’expression logique de la politique de bandwagoning que depuis 1945 les pays européens pratiquent en faveur des Etats-Unis : contrairement à ce que prévoit notamment Kenneth Waltz dans sa version de la théorie de l’équilibre des puissances, la politique de ralliement de la France, de la GB, de l’Allemagne, du Japon, etc. confirme la théorie de l’équilibre des menaces de Stephen Walt selon laquelle les Etats équilibrent moins la puissance prépondérante d’autrui que la menace qu’ils voient émaner d’acteurs tiers – l’URSS communiste pendant la guerre froide, le terrorisme islamiste de nos jours, la Chine peut-être demain. Cette explication est elle-même compatible avec la théorie des cycles de puissance de Robert Gilpin : les Etats secondaires satisfaits de l’ordre existant rallient la puissance prédominante qui les associe aux bénéfices dudit ordre et les protège contre les menaces qui guettent celui-ci. Si on ajoute les liens idéologiques qui unissent les sociétés civiles et économies de marché transatlantiques, alors la meilleure explication est celle de Robert Cox qui parle d’ordre hégémonique, hégémonie étant pris dans le sens de Antonio Gramsci.

Guerre de Gaza
Gaza.jpeg‘N’-ième épisode d’une histoire sans fin voyant depuis plus de soixante ans se succéder guerres interétatiques israélo-arabes, incursions israéliennes au Liban, bombardements préventifs en Irak et Syrie, et Intifadas, les affrontements entre Israël et Gaza fin 2008-début 2009 défient toute analyse traditionnelle des causes de guerre et conditions de paix telles que celles résumées dans l’excellente synthèse de Jack Levy & William Thompson. Reste une approche, celle en termes d’anarchie hobbesienne empruntée à Alexander Wendt, càd de deux entités se percevant réciproquement comme ennemies et se niant mutuellement le droit d’exister en tant qu’entités indépendantes, avec pour conséquence un état de guerre tel que défini par Thomas Hobbes, vu que les Israéliens et leurs voisins sont « dans une continuelle suspicion, dans la situation et la posture des gladiateurs, leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l’autre (…), dans une continuelle veillée d’armes, leurs frontières fortifiées ». L’évolution interne aux Israéliens et aux Palestiniens plaide dans ce sens : Yitzhak Rabin a payé de sa vie ses efforts de paix des accords d’Oslo ; les successeurs de Yasser Arafat qui avait proclamé « caduque » la Charte de l’OLP appelant à la destruction d’Israël ont été débordés par les islamistes.

La politique étrangère, une politique a-démocratique
Prince.JPGLe 22 septembre 2008, le décès au mois d’août de 10 soldats français tués par des Talibans a précipité l’organisation d’un débat parlementaire sur la présence de troupes françaises en Afghanistan. Dans une lettre adressée aux chefs de l’opposition, Nicolas Sarkozy souligne à quel point il estime « important que la représentation nationale, à l’issue d’un débat digne et à la hauteur de la gravité de l’enjeu, exprime à nos soldats et au peuple afghan le soutien clair qu’appelle leur courage », corroborant ainsi la thèse de la nature a-démocratique de la politique extérieure : comment à la fois se réjouir qu’un débat ait lieu et appeler de ses voeux un débat ‘digne’ synonyme de ‘soutien’ laissant peu de place à la critique de la politique qu’il mène? Malgré la réforme de l’article 35 de la Constitution introduite par Sarkozy, la conduite diplomatico-stratégique échappe à tout contrôle démocratique même a posteriori en vertu du nécessaire monopole du pouvoir exécutif chargé d’assurer l’intérêt national dans un environnement synonyme d’état de guerre. François Mitterrand n’avait pas agi différemment en 1990-91, lorsqu’il avait souligné qu’un éventuel vote négatif de la représentation nationale « ne serait pas suspensif » de sa décision de faire participer la France à l’Opération Tempête du désert : en tant qu’Etat membre de l’ONU, la France ne pouvait pas ne pas exécuter la résolution autorisant le recours à la force pour rétablir la paix et la sécurité internationale violées par l’Irak. Aux Etats-Unis, ledit domaine réservé s’appelle The Imperial Presidency, pour reprendre le titre de l’excellent livre de Arthur Schlesinger Jr., et toutes les tentatives visant à rehausser le pouvoir du Congrès sont contournées à peine adoptées, comme c’est le cas du War Powers Act de 1973. Dans l’histoire des idées, la tradition remonte, à Machiavel bien sûr, mais aussi à Locke et son pouvoir fédératif, à Grotius et sa faculté éminente, à Alexis de Tocqueville, ravi que ce ne soit pas « la démocratie qui, en Amérique, conduise les affaires extérieures de l’Etat ». Comme quoi, l’élitisme des libéraux rejoint celui des réalistes …

La Barbarie, c’est les autres
montaigne« Nous n’avons pas le droit de laisser les barbares triompher ». Un peu moins d’un an après Bernard Kouchner envisageant la possibilité d’une guerre contre l’Iran, Nicolas Sarkozy résume à son tour, dans son discours du 22 août 2008 en réaction à la mort de 10 soldats français en Afghanistan, la hiérarchie normative qui prévaut de nos jours entre grandes puissances membres de la communauté internationale et entités hors-la-loi exclues de cette dernière. Cette conception s’enracine elle-même dans la vision que les élites occidentales se font de l’humanité, et donc de l’autre comme Barbare, depuis les Grecs jusqu’aux Américains en passant par les Romains, les Chrétiens, les conquistadores, les colons …, vision parfaitement synthétisée par Roger-Pol Droit. Plus précisément, et de nos jours, les Occidentaux distinguent deux types de barbares, si l’on fait sienne la typologie de Jack Donnelly: les barbares ontologiques, qui sont barbares du fait de ce qu’ils sont, et qui se doivent d’être combattus et éliminés en tant que tels – à l’image des réseaux terroristes; et les barbares comportementaux, qui sont barbares du fait de ce qu’ils font, et qui eux peuvent en quelque sorte être convertis à nos us et coutumes, ce qui implique leur élimination politique ou culturelle, mais non physique – à l’instar des régimes à la tête des Etats voyous. Dans la pratique, il est vrai, cette distinction analytique s’efface, et le résultat est souvent le même – conquête par conversion ou conquête avant conversion. Dans tous les cas, Montaigne, notant que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage », est en la matière l’exception qui confirme la règle.

Mission d’assistance des Nations Unies pour l’Iraq
onuIgnorées par les États-Unis lorsque ces derniers avaient décidé unilatéralement de recourir à la force contre Saddam Hussein, les Nations Unies sont réintroduites dans le jeu irakien un fois l’Opération « Liberté en Irak » terminée : le 14 août 2003, le Conseil de Sécurité adopte la Résolution 1500 (2003) relative à la « Mission d’assistance des Nations Unies pour l’Irak ». Contradiction, incohérence? Pas du tout. Les Nations-Unies ont été créées en 1945 par la puissance hégémonique américaine désireuse d’institutionnaliser dans la durée sa prédominance. Comme l’analyse John Ikenberry, il est alors dans l’intérêt des USA de faire preuve d’auto-restriction, car le principe d’interdiction de recours à la force reproduit ipso facto le statu quo qui leur est favorable. Mais cette norme se retourne contre eux lorsqu’ils s’estiment capables de changer le statu quo en leur faveur, comme le pense l’administration Bush fils : d’où le non-respect des critères formels de recours à la force en mars 2003. A son tour, la réintroduction des Nations-Unies une fois le régime irakien renversé s’explique par le souci rationnel de partage des coûts de reconstruction de l’Iraq. Organisation inter-nationale et non non pas supra-nationale, les Nations-Unies sont utilisées de façon instrumentale par les États, à commencer par le plus puissant d’entre eux sans lequel elles n’existeraient pas. Autrement dit, et comme l’avait déjà montré Paul Schroeder à propos du Concert européen des puissances créé en 1815 par l’hégémon britannique vainqueur de Napoléon, le multilatéralisme présuppose l’unipolarité, sans que cette corrélation ne soit pour autant une garantie de son fonctionnement …

Mission accomplished
missionLe 1er mai 2003, soit quelque 6 semaines après le début de l’Opération Liberté en Irak, George W. Bush proclame la fin de cette opératioin à bord de l’USS Abraham Lincoln, estimant la « mission accomplie ». Reste à savoir de quelle mission il s’agissait. Pour l’administration Bush, l’objectif poursuivi était le renversement du régime de Saddam Hussein, accusé notamment de menacer la paix et la sécurité internationale en détenant et/ou en voulant acquérir des armes de destruction massive, et en sponsorisant le terrorisme international. Quand on sait qu’aucune arme de destruction ne fut trouvée, quand jamais aucun lien entre Bagdad et Al Qaïda n’a pu être établi, on ne peut s’empêcher de penser que la mission était tout autre : il s’agissait de satisfaire non pas l’intérêt national défini en termes de sécurité des États-Unis, mais les intérêts mesquins de certains groupes sociétaux internes aux États-Unis et sur-représentés au sein de l’administration Bush, des groupes pétroliers et industries d’ingénierie jusqu’aux néo-conservateurs en passant par les groupes privés de sécurité et autres mercenaires. Telle est en tout cas l’hypothèse que l’on peut avancer si l’on fait sienne la conception libérale de l’impérialisme émise en son temps par John Hobson puis Joseph Schumpeter et, récemment, approfondie dans une perspective réaliste néo-classique par Jack Snyder.

Operation Iraqi Freedom
oifLe 18 mars 2003, les Etats-Unis et leurs alliés attaquent l’Irak et renversent le régime de Saddam Hussein. Parmi les justifications avancées par l’administration Bush, la menace émanant de ce régime pour la sécurité internationale d’un côté, sa nature dictatoriale et ses violations des droits de l’homme de l’autre. Les deux arguments sont liés, et renvoient à la théorie de la paix démocratique, selon laquelle les démocraties ne se font pas la guerre, alors que toutes les autres relations internationales continuent de se dérouler à l’ombre de la guerre. En fait, voilà un exemple d’instrumentalisation à but politique d’une théorie à visée analytique: lorsque Michael Doyle et Bruce Russett, inspirés par Kant, proposent la théorie de la paix démocratique, c’est pour critiquer la théorie réaliste de l’état de guerre, et non pas pour justifier le recours à la guerre contre des non-démocraties. Il n’empêche que nous avons là une illustration des liaisons dangereuses entre théorie et pratique, même quand les théoriciens rejettent les affinités électives avec les décideurs.

Le touriste et le terroriste
BaliLe 12 octobre 2002, une succession d’attentats frappe la ville de Kuta sur l’Île de Bali en Indonésie. Cible des terroristes islamistes indonésiens : les boîtes de nuit que fréquentent des touristes du monde entier et notamment des Australiens, pour des raisons évidentes de proximité géographique. Ces attentats illustrent la dialectique du touriste et du terroriste dans laquelle James Rosenau avait dès la fin des années soixante-dix vu la manifestation par excellence du processus de mondialisation en cours. Porté par une multiplication et une accélération de relations transnationales dues à des acteurs non-étatiques qui, par volonté délibérée – les terroristes – ou par destination – les touristes -, circulent dans l’espace mondial au-delà du cadre étatique national en échappant au moins partiellement au contrôle et à l’action médiatrice des États, la globalisation est synonyme de fragmégration : elle produit de l’intégration – par l’intermédiaire des touristes, des multinationales, des ONG – tout autant qu’elle provoque de la fragmentation – du fait des terroristes, des entrepreneurs identitaires, des groupes communautaristes. Il s’ensuit une turbulence qui nécessite de nouvelles formes de gouvernance globale.

Nous sommes tous Américains
colombaniAu lendemain des attentats du 11 septembre, Le Monde daté du 13 septembre publie l’éditorial de Jean-Marie Colombani. Venant de la société civile, cette exclamation plus encore que le fameux « Ich bin ein Berliner » de John F. Kennedy reflète le sentiment qu’il existe entre les deux rives de l’Atlantique Nord ce que Emmanuel Adler & Michael Barnett, suite à Karl Deutsch, appellent une communauté de sécurité. Autrement dit un ensemble d’Etats se percevant moins comme des alliés que comme des amis, ayant à la fois abandonné l’usage de la force dans leurs relations réciproques et s’entre-aidant les uns les autres lorsque l’un d’entre eux fait l’objet de menaces, et ce à cause des valeurs communes qu’ils partagent et qui façonnent leurs intérêts nationaux dans un sens altruiste. Suite aux discordes transatlantiques apparues lors de l’opération Liberté en Irak, les partisans de cette analyse ont mis un peu d’eau dans leur vin …

Nine Eleven
9-11Spontanément, nous associons le 11 septembre aux attentats de 2001 contre, notamment, le World Trade Center. Et pour cause, ces attentats ne constituent peut-être pas un tournant majeur dans le système international d’après-guerre froide, tant la distribution d’ensemble de la puissance n’est guère affectée, mais du moins sont-ils l’événement susceptible de définir l’agenda politique international à court et moyen terme, pour la raison simple qu’ils frappent la puissance hégémonique que sont les Etats-Unis – voir à ce sujet la collection d’essais réunis par Ken Booth & Tim Dunne. Reste qu’en associant 11 septembre et nine eleven, nous passons par pertes et profits le 11 septembre … 1973, date du coup d’Etat contre Salvador Allende au Chili, sinon même, peut-être, un autre 9.11. – le 9 novembre 1989, date de la chute du Mur de Berlin. Qu’est-ce à dire? Que les approches, théories, discours, en Relations internationales et plus largement en sciences sociales, sont toujours situés dans le temps et l’espace et donc ne sont jamais neutres. Les RI en l’occurrence sont et restent une American Social Science, comme l’a si bien diagnostiqué Stanley Hoffmann, après avoir été une discipline britannique pendant l’entre-deux guerres, comme l’avait montré Edward H. Carr dans sa critique de l’idéalisme de l’époque. Dire cela n’implique pas le rejet des analyses savantes, mais la vigilance épistémologique et l’auto-réflexivité sur les analyses que l’on propose – ou que l’on lit, par exemple sur ce site …