
Né il y a plus de soixante ans déjà au Luxembourg de parents italiens immigrés installés dans le bassin sidérurgique – j’ai gardé la nationalité, Squadra Azzura, Milan AC, et Ferrari obligent -, je viens en France après mon Bac littéraire. Attention: au Luxembourg, à l’époque en tout cas, le bac L, c’est 4 langues et autant de civilisations, de Rabelais à Brecht en passant par Orwell et Cervantès, sans parler de la philo de Socrate à Sartre, de l’histoire (notre manuel, c’était Le XXe siècle de René Rémond, utilisé en 1ère année à Sciences Po Paris, comme j’allais l’apprendre un peu plus tard – cf. infra), et même un peu de sciences éco. Bref, de la culture humaniste comme on n’en fait plus, sinon, peut-être, pour ce qui est de la France, en prépa B/L (Lettres et sciences sociales), une langue étrangère en plus, les maths en moins. Un regret : pas de grec (ancien) à mon arc, mais lire Kant et Gramsci dans le texte, c’est déjà pas mal pour un fils de working class hero …
Pourquoi la France? Tout d’abord parce qu’on ne pouvait guère faire d’études supérieures dans ce tout petit pays dont les atouts étaient – et sont toujours – autres: je n’en dirai plus à ce sujet … Plus positivement, à cause de, et plutôt grâce à, certains profs du secondaire, et de leur influence sur l’adolescent fan de Robespierre et de Saint-Just que j’étais: l’histoire de la Révolution française que l’on racontait à l’époque était celle d’Albert Soboul, pas celle de François Furet.

Je choisis l’université de Toulouse, loin de chez moi histoire de voler de mes propres ailes, et suis inscrit d’office en Licence d’AES – le marxiste que j’étais à l’époque voulait faire de l’économie (et oui, l’économie détermine la politique chez les marxistes: voilà qui semble bien préhistorique aujourd’hui …), mais faute de maths, je suis refusé en Sciences Éco. Pas bien grave : AES à Toulouse est une très bonne formation, pluridisciplinaire à cheval entre l’éco et le droit, et rigoureuse. J’y ai appris le fameux plan en 2 parties, 2 sous-parties, et en 3e année j’ai eu comme enseignant Bernard Belloc, excellent prof d’éco, devenu plus tard ‘Monsieur Université’ de … Nicolas Sarkozy lorsque ce dernier était Président. C’est vrai qu’il n’était pas de gauche: nul n’est parfait après tout.
Après trois mentions ‘Bien’, et pour des raisons privées nommées Valérie, je quitte Toulouse, direction Paris. Pas de chance, à Nanterre (toujours cette ombre de Mai 68 tel que me l’avaient raconté de façon idyllique les anciens), où je veux faire ma maîtrise, il est trop tard pour s’inscrire.

Il se trouve qu’à Toulouse on m’avait parlé – avec beaucoup de révérence – de Sciences Po Paris. Me voilà donc au 27, rue Saint-Guillaume, où il reste deux ou trois jours pour s’inscrire au concours d’entrée en 2nde année. Aussitôt dit, aussitôt fait. Je me rappelle encore le sujet sur lequel j’ai planché, en dissertation d’économie: « L’économie de marché et l’économie planifiée sont-elles compatibles? » (je cite de mémoire). On est en septembre 1981, et l’arrivée de la gauche au pouvoir avait sans doute inspiré ledit sujet au jury.
Quoi qu’il en soit, je décroche la timbale, et m’inscris dans la section qui m’attire le plus: ‘Relations internationales’. C’est aussi la moins cotée et la plus sympa, because peuplée de moult métèques barbarophones comme moi qui n’avaient pas tous préparé Sciences Po depuis leur plus tendre enfance. Une lecture plus que d’autres me « façonnera », comme diraient les amis constructivistes: l’Histoire de la guerre froide d’André Fontaine.
Deux années plus tard, une sincère et solide amitié – Gérard Choukroun, professeur d’espagnol – et les ‘Félicitations du jury’ en poche, je suis admis en DEA ‘Études politiques’, toujours à Sciences Po, toujours en spécialisation ‘Relations internationales’. Et c’est là, suite à l’enseignement de Marie-Claude Smouts, que le virus de la théorie des RI me prend, et ne m’a plus lâché depuis.
Après une petite traversée du désert cependant. Interdit, malgré ma mention ‘Bien’ en DEA, de thèse à Sciences Po, pour des raisons sur lesquelles je préfère ne pas trop m’attarder mais dont je dirais qu’elles étaient liées au fonctionnement de ce que Pierre Bourdieu appelait le champ scientifique, je suis accepté en doctorat à l’Université d’Amiens par Jacques Chevallier, à qui je dois d’être encore en vie intellectuellement parlant. N’ayant pas de bourse, travaillant d’abord à mi-temps, puis à plein temps, au Service d’information et de diffusion du Premier Ministre, je mets dix (10 !!!) ans pour mener à bien ma recherche doctorale : dur dur, je ne dis que ça. Mais en 1995 je finis par soutenir ma thèse sur ‘Le discours de l’intérêt national. Politique étrangère et démocratie’, grâce aussi à des rencontres qui permettent de ne pas complètement désespérer de la nature humaine: Nadine Dada, qui m’a permis de continuer d’accéder à la belle bibliothèque de 3e cycle de Sciences Po; Jean-Louis Missika, patron (au SID, à l’époque de Rocard) comme on aimerait en (a)voir plus souvent; Marcel Gauchet, Lucien Jaume, Régis Debray, Philippe Raynaud, qui ont lu et apprécié (j’espère) tout ou partie de mon travail de recherche.
Le plus dur est fait une fois le doctorat obtenu devant un jury composé, outre Jacques Chevallier, des professeurs Cao Huy Thuan, Rangeon, Braud et Badie. Avec le soutien de Dominique Reynié, qui avait suivi le même DEA en 1983-84, je suis pris à Sciences Po comme maître de conférence – càd comme chargé de TDs – par Marie-Françoise Durand dans le cadre d’un enseignement intitulé ‘Grandes lignes de partage du monde contemporain’. Encouragé par Jacques Chevallier, je m’inscris à l’agrégation de science politique en 1996, jury Lagroye, et je vais jusqu’au bout, là encore avec le soutien oooh combien précieux de Gérard Choukroun, Pascal Cauchy, Maud Biancardi, Claude Dargent – j’espère n’oublier personne.
Bref, la République existe bel et bien: en tout cas, je viens de la rencontrer.

Je choisis Bordeaux comme affectation – à la Fac de Droit d’abord où je reste 5 ans; à Sciences Po Bordeaux ensuite où je suis toujours – et, au grand étonnement des collègues tant provinciaux que parisiens habitués à se reproduire entre eux, je m’y installe, tout en gardant une tendresse nostalgique pour le Paris des étudiants et des touristes en général et le quartier Commerce-Félix Faure-Convention dans le 15e en particulier …. Mais je n’ai aucun mérite, et pas seulement parce qu’il est difficile de résister aux châteaux bordelais: l’avantage des sans port d’attache que sont immigrés, exilés, apatrides, et autres expatriés (c’est ainsi que les Français appellent leurs propres émigrés…), c’est qu’ils sont cosmopolites, qu’ils se sentent chez eux partout – avant certes qu’ils ne se rendent compte et/ou qu’on ne leur fasse comprendre qu’ils ne sont bienvenus nulle part, tant ils gênent les (petits-)bourgeois, définis par Maxime Gorki comme ceux qui se sont préférés. Ceci dit, un peu comme les moches, les étrangers ont l’avantage de savoir qu’ils vont le rester, et donc ils ne se plaignent guère de leur marginalité.
Vous l’aurez compris: toute cette histoire pour raconter ma vie. Après tout, nous sommes tous nés libres et égox, comme l’aurait dit Hobbes s’il avait écrit la célèbre Déclaration … A moi aussi mes fifteen minutes of fame. Mais toute cette histoire également pour remercier les quelques personnes ci-dessus à qui je dois tant, sans oublier Justine et ses vertus sportives, ainsi que Simon qui a conçu ce site. Et, last but not least, pour encourager les apprenti(e)s universitaires à tenir bon, à se battre, à croire en leur bonne étoile.
Malgré le Zeitgeist favorable aux réformes synonymes de marchandisation-expertisation du savoir concoctées par les pouvoirs en place de Paris à Bruxelles en passant par Shanghai et Bologne, malgré l’accaparement tendanciel du champ par quelques membres de la noblesse d’université auto-proclamée d’autant plus portés à exiger des collègues – déjà en poste ou aspirants – ce qu’ils sont eux-mêmes parfaitement incapables de produire la plupart du temps, l’université reste l’un des tout derniers espaces de liberté. A condition d’avoir un minimum de dignité, un zeste de déontologie, un soupçon de fierté, et un peu de respect pour les jeunes générations, on peut y trouver son compte.
Le jeu en vaut la chandelle. Pour preuve, plus belle la vie depuis que je suis prof : semestres d’été au Québec et au Colorado, cours à Sherbrooke et Madrid, séminaires à Bruxelles et à Bilbao, enseignements à Coimbra et Stuttgart, missions à Washington et à New York, virées dans le Vermont et en Californie, lectures à Venise et à Lausanne, colloques à Florence et à Istanbul, conférences à Rome et à Vienne, séjours à Montréal et à Moscou, invitations à Rabat et à Budapest, déplacements à Hong Kong et Taipei, semaines en Martinique et en Israël, glutenfree gâteaux d’anniversaires rien que pour moi, j’en oublie …

Morale de l’histoire:
si vous êtes désireux/se de « going to fac » comme prof,
et si par hasard vous tombez sur cette prose,
faites donc vôtre la sagesse d’un autre exilé, Dante :
« Segui il tuo corso e lascia dir le genti » !!!